L’énigme des quatre maîtres (deuxième partie).

YMA_charlot

Tout commença par un voyage.
Quatre maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier mourut.
Le deuxième devint fou.
Le troisième devint Autre.
Le quatrième entra et sortit indemne.

Dans le précédent article, nous avons commencé à débroussailler cette énigme talmudique qui s’adresse aux apprentis et qui doit les amener à réfléchir sur leur attitude par rapport à ce qui leur est transmis.
De toute évidence elle s’adresse aussi à nous, pratiquants de yoga, et à notre façon d’aborder les enseignements et les textes traditionnels. Ce tout petit texte, véritable cadeau pour la pensée, questionne, intrigue et nous met en chemin.

Nous avons essayé d’analyser ce qui arrive aux trois premiers « maîtres » :
- un apprenti passif et sans questionnement profond n’engrangera et ne retransmettra qu’une mémoire stérile dans laquelle il s’enfermera et se cristallisera. Son manque d’autonomie en fera un maître soumis à une idéologie dogmatique. Son inertie intérieure anéantira ses possibilités de transformation et d’évolution.
- un apprenti esclave d’un ego hégémonique s’enfoncera dans la mauvaise foi et dans un déséquilibre profond. Tout en lui se construira sur l’inauthenticité et sur la négation du réel. Il aura perdu le « bon sens ».
- contrairement aux deux premiers, le troisième abordera les enseignements avec fluidité, honnêteté, intelligence et modestie. Il va se faire responsable de sa propre démarche tout en s’ouvrant à l’inconnu.
Il va comprendre que celui qui cherche, celui qui pense, n’est pas autre chose que sa propre pensée, que sa propre recherche, et que la clarté jaillit de la connaissance et de la compréhension de toutes ses illusions. Le nettoyage de tout ce qui fait barrière, de tout ce qui voile, de tout ce qui le sépare de l’authenticité va l’amener à devenir ce qu’il est profondément, tout « autre » que ce qu’il était au début de l’apprentissage.

Le quatrième maître.

Le quatrième maître à être entré dans le jardin en est ressorti indemne, nous dit l’énigme, sain et sauf et dans la totalité de lui-même.
Il entre et il sort. Tout tient au mouvement.
Quand nous commençons la recherche, cette démarche qui va nous permettre de nous inventer en même temps que de nous découvrir, en pénétrant dans le jardin de la connaissance nous sommes loin d’être arrivés à destination.
Petit à petit nous allons comprendre qu’il n’y aura ni établissement, ni installation définitive.
Et plutôt que ce qui nous achemine, cette démarche est peut-être ce qui nous fait sortir. Sortir du tracé préalable, de l’inscrit d’avance, du déterminé. Sortir de la recherche d’un but établi d’avance.
Les certitudes de tout ordre, les appuis théoriques les plus séduisants car les plus porteurs de spiritualité, une fois passés par la flamme d’une pratique ouverte et non cuirassée sur elle-même, vont petit à petit s’estomper  et dégager un champ libre.
Nous ne pourrons plus alors nous en tenir à une pensée convenue, à une « ortho-doxa ». L’illusion de toucher un jour LA vérité va s’évanouir, de même que toute possibilité d’idolâtrie, quelle qu’elle soit. Le champ du monde va s’ouvrir à nous, à la fois lisible et illisible, visible et invisible, énigmatique et porteur de transcendance.
Notre mouvement d’ouverture vers le transcendant ne sera en aucune façon démonstratif ni pour un regard extérieur ni pour nous-mêmes. Plus rien n’est à prouver.
La richesse du message de l’absolu va imprégner notre individu dans sa totalité sans aucune « parole ». Alors les clôtures vont s’abattre. Le monde tout entier avec ses épreuves, ses détresses, mais aussi avec ses richesses et ses bonheurs devient le jardin.
Il ne va alors rester que simplicité, joie, devenir, ouverture et mouvement.

Un même processus.

Ces quatre « maîtres » représentent quatre choix, quatre attitudes possibles quand nous nous trouvons face aux enseignements et à la tradition.
Mais ils peuvent aussi être perçus comme quatre étapes d’un même processus. Le plus important étant de ne pas s’arrêter en chemin et de trouver l’élan pour explorer et comprendre chaque étape.
Au tout début de notre apprentissage nous nous trouvons dans un état d’innocence réceptive. Ouverts en toute bonne foi, nous nous imprégnons d’un savoir technique et spirituel que nous faisons nôtre avec enthousiasme car nous en découvrons les bienfaits et les profondeurs. Les structures de fonctionnement dans lesquelles nous nous sommes construits et installés vont petit à petit être laminées. On « meurt » au passé, à ce qui n’existe plus, on « meurt » à un état d’ignorance et de confusion. C’est la « mort du vieil homme » dont nous parlent toutes les traditions.

Puis, enrichis de quelques « élargissements » par rapport à ceux qui sont restés en dehors de cette expérience, notre ego nous pousse à nous penser différents, plus évolués, plus « magiques », plus « sorciers ». Si nous voulons bien croire que le but est atteint c’est alors le désastre, intérieur et extérieur. Les solides garde-fous établis par une éducation pertinente et normale vont voler en éclat. Nous nous trouverons en roue libre, en proie à l’aliénation.

Mais si nous franchissons ce cap, grâce à une attitude discriminative, à un débroussaillage rigoureux et une grande honnêteté et simplicité intérieures, ce qu’une pratique de yoga sérieuse doit engendrer, alors nous observons que, par rapport au tout début de l’apprentissage, nous avons changé et ce de façon irréversible. Plus solides, plus centrés, plus clairs, nous sommes « autres ».
Les enseignements et la tradition, avec leur choix de significations puissantes forgées par les générations passées, vont continuer à nous nourrir. Loin de nous saturer, ils vont dégager un espace de mémoire, comme une réserve à partir de laquelle nous pourrons construire du neuf. « Souviens-toi de ton futur » dira un maître talmudique.

La quatrième et nécessaire étape nous fait retrouver l’état d’innocence premier. L’enthousiasme est toujours là, solide, tranquille. Mais il n’y a plus cette avidité compulsive qui pouvait nous faire basculer dans un ailleurs illusoire et non maîtrisé.
Le quatrième maître sort du jardin. Il n’a plus besoin de rester « clôturé » dans un milieu particulier, dans un cercle d’initiés. Il est à la fois engagé dans le mouvement du monde en même temps que totalement dégagé. Sain de corps et d’esprit, intact, dans la totalité de lui-même, sans stigmates, lavé et enrichi de  son parcours antérieur, neuf.
Il garde toujours en lui une grande dynamique, sans cesse en devenir. Avec beaucoup d’humilité et de simplicité il restera à jamais un apprenti car il sait que le savoir absolu n’existe pas.
A la question « Qui suis-je ? » il répondra « Je ne suis pas parce que je ne serai jamais ».
Mais il marche dans l’émerveillement, ouvert à la beauté, à la profondeur et à la joie du vivant.

« Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît car tu ne pourrais pas t’égarer. » (Rabbi Nahman de Braslav)

Notes : les citations talmudiques sont extraites du livre de Marc-Alain Ouaknin « Lire aux éclats » (coll.Points – Essais-)

Marguerite Aflallo, L’énigme des quatre maîtres (deuxième partie), juillet 2016.