Les Mudrâ (première partie)

YMA_AtmanjaliMudraVous savez bien que notre pratique nous conduit à expérimenter bien plus que ce à quoi nous nous attendions quand nous avons débuté l’expérience du yoga. Sans doute vous êtes-vous déjà rendus compte que cette discipline engage l’individu dans sa totalité : le corps physique, le souffle, les énergies, le mental et tous les plans de l’intériorité, ce que l’on peut appeler plans de conscience.
La base incontournable de notre démarche est composée de multiples mises en formes physiques, les âsana, les postures. Vous connaissez les noms d’un grand nombre d’entre elles (bhujangâsana, shalabhâsana, matsyâsana, sarpâsana, etc…), mais vous avez aussi côtoyé dhyâna mudrâ, shânti mudrâ, yoga mudrâ, balinî mudrâ, etc…
Soit âsana, soit mudrâ. Pourquoi ces deux dénominations ?
Nous allons aujourd’hui aborder cette notion de mudrâ qui reste à la fois un peu plus « floue » et un peu plus « pointue » que nos champs d’investigation habituels.

MUDRÂ

Ce nom féminin vient du verbe mud : se réjouir, être gai, joyeux. Mais comme souvent en sanskrit le nom dérivé a un sens qui semble très éloigné de celui de la racine.
Mudrâ : sceau, cachet, marque, signe, mais aussi, par extension, matrice, serrure (voir note 1).

Si nous consultons la définition du dictionnaire, nous trouvons:
« positions des doigts ou du corps auxquelles sont attribuées des valeurs mystiques et magiques ».

Les mudrâ sont donc des gestes, des positions, des attitudes physiques éminemment symboliques, représentant et amenant certains processus ou états de conscience.

Les mains

Étant un microcosme de la globalité de notre individu, les mains vont être, avec les doigts, l’objet de tout un art positionnel profondément signifiant.
Sur un plan énergétique, selon la position des mains ou des doigts, il va y avoir stimulation ou mise en repos de certains méridiens correspondant à des organes ou à des fonctions métaboliques. Les mudrâ seront donc des outils de rééquilibrage ou de soins physiques et énergétiques.
Mais, et nous le verrons plus loin, elles ne sont pas que cela, et ce serait passer à côté de l’essentiel que de se limiter à cet aspect de « bien-être ».

Les yeux

Il n’y a pas que les positions des doigts ou des mains à être qualifiées de mudrâ, certaines positions des yeux le sont aussi. Les pratiquants de yoga connaissent bien nâsâgra drishti (convergence oculaire vers la pointe du nez) et bhrûmadhya drishti (convergence oculaire entre les sourcils, vers le front). Avec shâmbhavî mudrâ (Hatha Yoga Pradîpikâ IV, 35-38) les yeux sont ouverts vers l’extérieur mais le regard reste tourné vers l’intérieur « comme s’il voyait mais ne voyant pas ». Les yeux se font alors porteurs d’un « ne pas faire » du regard, installant pratyâhara, un retrait de l’emprise de l’extérieur, et donc favorisant un autre « voir », totalement tourné vers le subtil.

Les bandha (ligatures)

Le jeu de stimulation-relâchement (prise et lâcher prise) sur certains muscles internes va gommer les tensions, les résistances de certaines zones-clefs, bien ciblées, de notre corps : le plancher pelvien (mûla bandha), le diaphragme (uddiyâna bandha), la région de la gorge (jâlandhara bandha) et même le voile du palais (jihvâ bandha) c’est-à-dire la zone racine de notre cerveau.
Toujours pour la Hatha Yoga Pradîpikâ les bandha sont des mudrâ.
Leur pratique va libérer et stimuler les zones concernées et ce sur tous les plans. Alors, en délivrant l’individu des nœuds physiques, énergétiques et psychologiques les bandha vont ouvrir des portes. Une fois ces verrous ouverts, d’autres niveaux, plus subtils, plus profonds, pourront se déployer.

Les mudrâ sont un langage

Dans la danse indienne les mudrâ sont des gestes ou des attitudes du corps profondément signifiants. C’est un langage non verbal permettant d’évoquer et de communiquer tout ce qui est exprimable et même tout ce qui ne l’est pas.
En yoga elles sont aussi un langage, mais, contrairement à celui de la danse qui est tourné vers un spectateur extérieur, un langage essentiellement pour nous-mêmes, pour une compréhension personnelle, intime.
Dès l’époque védique les mudrâ vont accompagner les rituels et les paroles sacrées, leur conférant autorité, puissance spirituelle et efficacité.
Les bouddhistes eux aussi les utilisent pour transmettre les enseignements non verbaux du Bouddha.
C’est aussi une caractéristique de toutes les religions que d’utiliser certains gestes et certaines attitudes du corps pour renforcer et accentuer l’autorité et la puissance spirituelle. Les mudrâ vont renforcer le pouvoir des rituels.

Les mudrâ comme sceaux

Pour essayer de comprendre le sens profond des mudrâ, revenons à la notion de « sceau ».
Le sceau cachette une enveloppe, une missive, et donc il garantit que le message ne sera lu et compris que de son seul destinataire. Le sceau frappe de la marque du secret et il se fait protecteur de toute ingérence extérieure. Quelque chose est écrit pour une seule personne, nous sommes là encore dans la sphère de l’intime.
Le sceau marque aussi le poids particulier donné à une décision, à une action (on scelle un accord, une amitié). En l’occurrence, il va s’agir d’un accord conclu avec nous-mêmes, un accord extrêmement fort et authentique, non seulement avec nos forces physiques, énergétiques ou mentales, mais aussi avec nos forces profondément spirituelles.
Les mudrâ vont être tout à la fois des sceaux et des serrures permettant d’ouvrir un passage vers d’autres espaces ou vers des richesses occultées, passage jusque là demeuré fermé, clos.

Les mudrâ comme symboles

Les mudrâ sont la marque d’un message. Quelque chose doit être compris profondément, quelque chose qui n’est pas de l’ordre du flux du mental ordinaire, quelque chose qui va passer par d’autres voies que celles de l’intellect, et ce directement. En cela elles sont des symboles.
Elles sont aussi des matrices. Car si la définition de la matrice est le lieu où se crée, se nourrit, se construit et d’où éclot une nouvelle existence, un individu nouveau, les mudrâ en engendrant en nous de nouveaux états de conscience, engendrent une naissance à nous-mêmes, à notre profondeur et à une liberté nouvelle.

La « magie » des mudrâ

Un acte magique est une action qui n’a aucune relation apparente avec l’effet escompté, par exemple chanter une chanson pour faire tomber la pluie ou bien enterrer ou brûler un objet pour obtenir une guérison.
Les chemins d’efficience d’un acte magique passent par des voies non logiques, non intellectuelles et non conscientes.
Si, avec certaines mudrâ, la stimulation ou la mise en repos de circuits énergétiques a une action logique évidente, d’autres vont toucher une énergie plus profonde, plus complexe. Elles vont agir sur des zones inexplorées de notre structure cérébrale et de notre « corps subtil ».
Les mudrâ ont une efficience interne, personnelle. Elles sont dites « magiques » parce que leur effet est réel mais les chemins de cette efficience sont mystérieux.

MUDRÂ ET MUDRÂ

Nous allons nous trouver avec plusieurs types de mudrâ.

Que nous disent les textes ?

Si nous nous référons aux textes yoguiques classiques les plus connus, la Hatha Yoga Pradîpikâ et la Gherandha Samhitâ, aucun des auteurs ne va définir précisément ni les âsana ni les mudrâ, cela semble être pour eux des acquis de base. N’oublions pas que la discipline du yoga se transmet essentiellement de façon orale, les textes écrits servant en quelque sorte de « pense-bête ». Depuis les temps védiques l’écrit est considéré par les maîtres traditionnels comme un abâtardissement de la science de la Connaissance, tout n’est donc pas écrit, surtout l’essentiel.
Pour la H.Y.P., la pratique des âsana va nous transformer en un « parfait » (siddha) et en un « éveillé » (I,57). Quant aux mudrâ elles vont être qualifiées de « célestes » et de « destructrices de la vieillesse et de la mort » (III,6,7,8).
Pour la Gh.Sam. les mudrâ « …accordent pleine jouissance et libération… suppriment tous les maux… (et) elles annihilent la vieillesse et la mort ».
Pour ces deux textes, de façon très explicite, elles sont des outils pour l’éveil de la Kundalinî, la Grande Puissance primordiale qui se trouve en nous, pulsante mais assoupie.
« C’est pourquoi, mettant tout son effort à éveiller la Souveraine endormie à la porte du Brahman, on doit se consacrer à la pratique des mudrâ. » (H.Y.P. III, 4).

Nous trouvons la description de 14 mudrâ dans la H.Y.P. et de 25 dans la Gh.Sam. (voir notes finales). Ces mudrâ-là ont, pour la plupart, un appui très fort sur le souffle et les mouvements de l’énergie. En leur majorité elles demandent un grand engagement du corps, en partie ou en totalité. Elles sollicitent aussi des muscles (langue, yeux, diaphragme) dans un usage inhabituel, comme nous l’avons vu ci-dessus.

Patanjali va consacrer trois sûtra aux âsana (II, 46,47,48), mais ne dira rien sur les mudrâ.
Pour les autres textes, Carandâs (Ashtânga Yoga) en décrit quelques unes (cinq) différentes de celles de la H.Y.P. et de la Gh.Sam.
Le Gorahsha Shataka, les Shiva Sûtra et le Vijnana Bhairava font référence à certaines mudrâ, toujours les mêmes, mais en très petit nombre.

Les autres mudrâ

Ces textes ne parlent ni ne décrivent les autres mudrâ qui, pour la plupart, sont des positions particulières des doigts, des mains ou des bras dans des situations posturales simples (en assise ou debout) ou plus complexes, que ce soit dans l’immobilité (jnana m., abhaya m., dhyâna m….), ou dans le mouvement (shânti m., yoga m., candra m., …).
A ma connaissance, mais elle reste très limitée, seuls les Shiva Purâna mentionnent cinq mudrâ des mains :
« Pendant le culte du Linga l’adorateur utilisera les 5 mudrâ : Shiva mudrâ , abhaya m., jnana m., mahâ m., dhenu m. » (XX, 34)
Certains textes shivaïtes (Soma Shambhu Paddhati) y font aussi référence, et bien évidemment tous les ouvrages classiques sur l’art de la danse.
La transmission de ces « gestes-sceaux » va se faire un peu au hasard des enseignements.
Mais depuis quelques années un certain nombre d’ouvrages sont publiés. La plupart d’entre eux se basent sur l’énergétique et les points réflexes des mains et des doigts, et ils sont tous axés sur les effets thérapeutiques physiques (asthme, insomnie…) ou psychologiques (contre les états dépressifs, le stress, pour arrêter de fumer, etc…).
Les deux tomes de Gertrud Hirschi * abordent aussi l’aspect « magique » des mudrâ. Ne ricanons pas trop vite à ce sujet car nous sommes sur un terrain très complexe où tous les niveaux coexistent et où, exactement comme pour la pratique des mantra, tout va dépendre de notre attitude intérieure et de nos capacités à être dans une ouverture libre de demande volontariste, libre d’un naïf obscurantisme mais aussi libre d’a priori. Nous sommes dans une pratique de total « ne pas faire ».
Les mudrâ sont des matrices pour l’éveil de la Conscience-Energie primordiale, des matrices pour un dévoilement de ce qui en nous est obscurci, endormi, d’un état d’ignorance.
Peut-être plus imprégnées de conscience que d’autres mises en formes physiques, elles sont comme des « actes-paroles », générant une compréhension interne particulière.
Mais on pourrait dire la même chose des âsana.

ÂSANA ET MUDRÂ

Ce nom masculin vient du verbe ÂS (a long) : s’asseoir, habiter
Âsana est le fait d’être assis, la situation, la posture, le campement, la place.
Nous ne sommes pas très loin du verbe AS (a bref) : être.
Cette proximité sémantique va induire le sens de nous trouver dans une forme, dans une situation physique posturale, avec conscience d’être.
On ne pourra donc parler de « posture » que consciente et installée, ce qui présuppose l’acceptation de cette situation.
La définition de Patanjali « sthira sukham âsana » (Y.S.II,46)
« être fermement établi dans un espace heureux » (trad. Gérard Blitz) induit que nous nous installons de façon solide dans un espace (intérieur) agréable.
Avec âsana, va s’installer un dévoilement et une libération de nos nœuds et blocages. Tout d’abord sur un plan physique très concret et très brut âsana sera un miroir, il va nous servir en quelque sorte d’état des lieux. Nous allons aussi nous trouver là dans une exigence de compréhension, et ce sur tous les plans. Car, bien sûr, la forme dans laquelle nous nous installons consciemment va avoir des résonances profondes, à la fois physiques, énergétique, psychologiques et même spirituelles. Telle posture va demander une forte volonté, telle autre de la fluidité intérieure, ou bien l’acceptation de situations « extra-ordinaires ». Certaines vont mettre le doigt sur des nœuds personnels, etc… À nous de nous y ouvrir en développant abhyâsa (la ténacité, une pratique constante et persévérante) et vairâgya (le lâcher prise, le non attachement) (Y.S. I,12) .
Dans la pratique de âsana il y a un « faire » et un « ne pas faire » dont l’équilibre laissera émerger svâdyâya, la connaissance de soi. L’ardeur (tapas) et la compréhension de ce que nous sommes vont être les passages nécessaires avant de tout lâcher avec Îshvara pranidhana (Y.S. II,1).
Avec âsana l’exigence d’investissement se fait plus intense et plus volontaire que dans les mudrâ (sauf pour les postures qualifiées de mudrâ). Avec âsana nous cultivons la ténacité, c’est-à-dire une volonté et une persévérance sans faille, en même temps que nous lâchons tout désir d’aboutissement.
Bien sûr, avec les mudrâ l’exigence de présence, d’ouverture, celle d’être dans une attitude authentique est bien là, mais l’effort à fournir est bien moindre.
Les mudrâ semblent être comme tout autant de petits cadeaux, des sortes de friandises spirituelles que nous nous faisons à nous-mêmes.
Âsana et mudrâ sont deux aspects d’une même expérience, d’une même réalité, infractionnelle.
Que ce soit avec les âsana, les mudrâ ou les mantra, on peut se contenter d’une pratique de bien-être « rentable ». Pour laminer cet obstacle majeur ne cherchons pas à obtenir quoique ce soit. Installons un vécu sincère, vrai, dans un lâcher prise total, sans désir d’obtenir quoi que ce soit :

« Lorsque le désir de prendre disparaît, alors tous les bijoux apparaissent » (Y.S. II,37).

Avec âsana le grand obstacle sera de se limiter à l’exercice physique ou respiratoire, la posture se doit d’être « tirée » vers la subtilité.
Avec les mudrâ nous sommes plus immédiatement dans une imprégnation de conscience car leur forme est d’emblée totalement vécue comme symbolique. Mais elles ne doivent pas nous induire à une certaine paresse, à un vécu ronronnant ni se rigidifier en gestes rituels creux, vides de conscience et d’ouverture, non « habités ».
L’ardeur doit être sous-jacente et un enthousiasme profond doit imprégner toutes nos pratiques.
« L’émerveillement caractérise les étapes du yoga ». (Shiva Sûtra de Kshemarâja)

(à suivre…)
Marguerite Aflallo, Les Mudrâ (première partie), décembre 2016.

Notes :

(1) Mudrâ : grain, céréale
c’est un des cinq « m » du rituel tantrique dit « de la main gauche » avec mamsa (la chair)
matsya (le poisson)
madirâ (le vin)
maithuna (l’acte sexuel)

Mudrâ : c’est aussi le nom donné à la jeune fille qui prend part à certaines pratiques sexuelles tantriques bouddhistes.

Bibliographie :

– « Hatha Yoga Pradîpikâ » – trad. Tara Michael – éd. Fayard
– « Gheranda Samhîta » – trad. Jean Papin – éd. Dervy
– « Ashtanga Yoga de Carandas » – éd. Du Vendredi (institut Kaivalyadhama)
– « La Centurie de Goraksha » -trad. Tara Michael – éd. Almora
– « Shiva Purâna » – trad.Tara Michael – éd. Gallimard
– Vijnana Bhairava Tantra – trad. Lilian Silburn – éd. De Boccard
– « 112 Méditations tantriques (Vijnana Bhairava Tantra) » – Pierre Feuga – éd. L’Originel

Lectures conseillées pour les mudrâ des mains :

- « Le yoga au bout des doigts » – Gertrud Hirschi (éd. Courrier du Livre)
- « Mudrâs de bien-être » – idem –
– « Une gestuelle énergétique : les mudrâs » – Philippe Vincent (éd. Le Souffle d’Or)

ANNEXE
Les mudrâ de la Hatha Yoga Pradîpikâ

(H.Y.P. III, 6,7)
« Mahâmudrâ – mahâbandha – mahâvedha – khecarî – uddiyâna – mûla – jâlandhara bandha – viparîta karanî – vajrolî – shakticalâna telles sont les dix mudrâ destructrices de la vieillesse et de la mort »

(H.Y.P. IV)
Shâmbhavî mudrâ (IV, 35,36,37,38)
Parân mukhî mudrâ (IV, 68)
Târaka et autres concentrations oculaires (nâsâgra drishti – bhrûmadhya drishti) (IV,39,40,41)

Les mudrâ de la Gheranda Samhitâ

Les mêmes que celles ci-dessus, avec en plus :
nabhomudrâ
yoni m.
tâdâgî m.
mânddukî m.
pancadhârâna m.
ashvinî m.
mâtangî m.
bhujanginî m.

N.B. : les mudrâ citées sont presque toutes au féminin, ce qui les met en relation directe avec la Shakti, la Grande Puissance Primordiale dans la manifestation.

décembre 2016