Les Mudrâ (deuxième partie)

YMA_AgniMudraDans la première partie de cet article nous avons essayé de définir et de comprendre en quoi consiste cette pratique de yoga que l’on appelle mudrâ.
Nous avons vu que ce terme s’applique à des positions particulières de parties du corps telles que doigts, mains, yeux et aussi à la stimulation de certains muscles. Elles peuvent aussi solliciter un engagement du corps tout entier, rejoignant en cela la notion de âsana.Nous avons vu que l’on peut distinguer deux sortes de mudrâ. Il y a les mudrâ décrites par les traités classiques de sensibilité shivaïte que sont, entre autres, la Hatha Yoga Pradîpikâ et la Gheranda Samhitâ. Ces mudrâ demandent un grand engagement énergétique et ont pour finalité annoncée l’éveil et l’activation de Kundalinî, la Conscience-Énergie première enfouie au plus profond de chacun d’entre nous. Comme les autres mudrâ, qui, elles, consistent essentiellement en positions des doigts, des mains ou des bras, en statique ou en dynamique, ces positions ont un impact profondément symbolique.
Il y a un certain temps, nous avons étudié les postures inversées qui font partie de ces mudrâ puissantes dont parlent la H.Y.P. et la Gh.Sam.. Plus récemment, dans un article qui présentait trois équilibres, nous avons abordé prâna mudrâ, jñana mudrâ, abhaya mudrâ et varada mudrâ qui sont des mudrâ de positionnement des doigts et des bras en situation posturale.
Nous allons à présent en aborder quatre autres, soit en assise soit intégrées à une posture.

QUATRE  MUDRÂ

AGNI  MUDRÂ

Nous sommes installés dans une assise stable. Peut-être nous trouvons-nous à la fin d’une séance de yoga qui a sollicité et activé la zone de manipûra cakra (« abondance de joyaux »), la zone abdominale. Nous pouvons alors nous proposer agni mudrâ (dessin n°1).
Agni c’est le dieu du feu. Un des plus grands et anciens dieux védiques. Médiateur entre les hommes et les dieux, pénétrant et illuminant toutes choses, il confère aux hommes intelligence, force, santé et beauté.
Sous la forme d’un bélier, son animal emblématique, il est le maître de cette zone abdominale qui est celle de la carburation physique. Là se trouve le creuset de transformation des aliments en énergie nourricière et en énergie vitale.
Manipûra cakra est fortement lié au mental, à ajña cakra (« le commandement »), il en est l’aliment-racine et il est lui-même « nourri » et puissamment influencé par ce même centre.

Positionnement des mains

Replier vers la paume le majeur, l’annulaire et l’auriculaire de la main droite. L’index et le pouce, en contact par la pointe, vont former un cercle.
Les doigts de la main gauche, sauf le pouce, vont soutenir et envelopper la main droite, par-dessous. Le pouce gauche va rejoindre le cercle déjà formé par le pouce et l’index droits. Le contact se fait par le bout des doigts. Ainsi ces trois doigts forment comme un trident, mais pas dirigé vers le haut, les deux pouces restant dans le prolongement l’un de l’autre.
Placer cette mudrâ contre le ventre, un peu au-dessous du nombril et la maintenir en légère pression.
Ne nous focalisons pas uniquement dans le ventre, mais installons-nous dans une grande ouverture générale, en restant quand même sensibilisés dans cette zone-là,  en écoute fine.
Laissons-nous être totalement imprégnés des qualités de ce rayonnement : vitalité, confiance, enthousiasme…

SHÂNTI  MUDRÂ

YMA_SantiMudra1
Nous allons à présent découvrir une mudrâ « en mouvement ».
« Shânti », c’est la paix. Quand les mudrâ sont dynamiques, la traduction de « sceau » peut faire place à celle de « signe », de « geste ». Il va s’agir du signe, du geste, de la Paix. Et ce geste sera double, à deux faces.

Premier « mouvement »

Nous sommes assis confortablement, les mains en dhyâna mudrâ, le sceau de la méditation, qui est une des mudrâ les plus connues et les plus célèbres (dessin n°2).
La main gauche soutient la main droite, les pouces sont en contact léger par la pointe dans un alignement horizontal, installant comme un petit pont au-dessus des autres doigts. Les pouces ne forment, comme disent les maîtres zen, « ni la montagne, ni la vallée », c’est-à-dire ni pointés vers le haut ni effondrés vers le bas. Le tout bien calé en bas du corps, sous le ventre.
Notons que selon les écoles soit c’est la main gauche qui porte la droite, soit le contraire. Nous privilégions la première façon, insistant ainsi symboliquement sur une prédominance de tout ce que représente le côté gauche, c’est-à-dire, pour faire court, la sensibilité, l’intuition, l’intériorité, l’intelligence spéculative, la conscience des profondeurs.
Après une expiration et tout en inspirant les mains vont se séparer en restant l’une et l’autre au même niveau, les paumes tournées vers le corps mais ne le touchant pas. Elles vont ainsi monter devant le corps jusqu’à ce que les bras soient tendus vers le ciel (dessin n°3). Le visage lui aussi va se tourner vers le haut.
Sur l’expire, les bras, largement ouverts, vont descendre par côté et revenir au point de départ, en dhyâna mudrâ (dessin n°4). A la fin de l’expire on place un très léger mûla bandha que l’on relâche sur l’inspire suivante en remontant les mains. Une fois le mouvement intégré on y ajoutera le pranava (Om) sur les expires. Et ce autant de fois qu’on le désire tout en évitant la saturation. À la fin restons à l’écoute des résonances. On enchaîne alors avec le deuxième mouvement.

Deuxième « mouvement »

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Toujours dans la même assise, les mains qui étaient en dhyâna mudrâ vont se séparer et se placer de part et d’autre des cuisses, à l’extérieur, pas loin des genoux, les paumes vers le haut. Sensibiliser les mains, sans écarter les doigts ni les rigidifier.
Après avoir expiré, l’inspire fait monter les bras par côté, en large ouverture, jusqu’à ce que les mains se positionnent au-dessus du sommet de la tête, pas très loin mais ne le touchant pas. Les paumes se font face, sans contact, comme si elles tenaient un petit pilier invisible (dessin n°5). Petit mûla bandha à poumons pleins. Sur l’expire on relâche le mûla bandha et les mains descendent devant le corps de la même façon qu’elles sont montées dans le premier mouvement (dessin n°3). Elles descendent jusqu’en bas et reviennent en un même mouvement au point de départ.
On recommence plusieurs fois et, comme pour le premier mouvement, on introduira le pranava sur les expires.

Petite piste de vécu

En installant le premier mouvement c’est comme si nous allions chercher au fond de nous-mêmes tout ce qui y est enfoui, au plus bas, au plus profond, au plus caché et que nous le remontions, pour l’amener vers le haut, vers la lumière, vers la conscience. Sur les expirations nous laissons s’évacuer, se répandre et se dissoudre à l’extérieur. À poumons vides on « scelle » ce nettoyage avec le mûla bandha.
Dans le deuxième mouvement c’est comme si on ramassait et comme si on rassemblait toutes les énergies qui nous entourent pour les accumuler en un petit pilier de lumière au-dessus de notre tête. On les « harponne » avec le mûla bandha et on les laisse couler à l’intérieur jusqu’en bas, jusqu’au fond. Puis, à la fin de l’expiration, on redonne vers l’extérieur ce qui vient de passer par nous.
Le premier mouvement induit un nettoyage conscient et aussi un libre don de soi, de l’intérieur vers l’extérieur.
Il y aura comme un acte nourricier dans le deuxième mouvement où on va chercher une nourriture subtile de l’extérieur vers l’intérieur. Et ce sans désir d’appropriation car à la fin, en un échange souple, les cadeaux qui nous ont été offerts couleront de nouveau au dehors. Les bienfaits que nous recevons ne restent pas en capture avide, ils vont être redonnés et librement offerts.
Ce double mouvement fluide nous suggère que la paix n’est pas le résultat d’une situation cloisonnée et pétrifiée mais jaillit d’un échange et d’une circulation libre de toute peur. Passage de l’intérieur à l’extérieur, de l’extérieur à l’intérieur en un jeu incessant et continu du mouvement. Dans shânti mudrâ il n’y a que le flux du mouvement. Et nous comprenons ainsi profondément que seule existe cette danse permanente autour de la stabilité de la Conscience. Tout est paix.

LA  DÉVOTION  DE  HANUMAN

YMA_Devotion-HanumanMudra
Nous allons nous installer à présent dans une posture dont la base est commune à toutes celles dites « de guerrier ».
À  genoux, buste et cuisses redressés, nous plaçons le pied droit devant nous. Les angles cuisses-tibias restant à 90° pour les deux jambes. Les orteils du pied gauche sont, de façon dynamique, accrochés au sol, la voûte plantaire à la verticale.
Les mains se placent devant la poitrine dans la mudrâ « shankha » (voir dessin n°6).

Shankha, « la conque marine » :
La conque marine est le symbole matériel du son premier, le pranava, le son Om.
La main gauche est à la verticale, c’est-à-dire le bout des doigts vers le haut. La paume est tournée vers la droite les doigts sont en contact, le pouce un peu séparé.
Les doigts de la main droite (index, majeur, annulaire et auriculaire) vont enrober le pouce gauche.
La pulpe du pouce droit va se mettre en contact avec la pulpe du majeur gauche qui reste, ainsi que les autres doigts, dirigé vers le haut.
Cette mudrâ se tient devant l’espace du cœur.
Laisser jaillir le son trois fois. YMA_shankaMudra
Puis, en gardant les mains dans la mudrâ shankha, montons les bras à la verticale, le visage se tournant lui aussi vers le haut. Restons dans la posture, en évitant la saturation et en cultivant le pranava intérieur, en conscience (dessin n°7).
En ramenant les mains devant la poitrine on garde la mudrâ et on peut reprendre alors le son trois fois.
Puis nous nous asseyons sur les talons, genoux au sol, buste redressé, les mains toujours dans la même mudrâ. Restons très présent.
Enfin, on se redresse, et on reprend la même expérience en changeant la position des jambes.

Petite piste de vécu

Hanuman est le fils de Vâyu, le souffle, le dieu du vent. C’est un singe guerrier d’une grande puissance. Il faut savoir que les singes dans les mondes indien et chinois représentent les hommes non réalisés, c’est-à-dire nous-mêmes.
Grand dévot de Râma et de sa femme Sîtâ, Hanuman va mettre toutes les forces de son combat au service de la spiritualité. Il se caractérise par sa grande vaillance mais aussi par sa modestie et son humilité. Maîtrisant les textes sacrés il sera le prototype du parfait disciple, fidèle et dévoué. Enfin, il ornera l’emblème de l’étendard d’Arjuna qui, lui aussi, est un grand guerrier spirituel en même temps qu’un disciple zélé totalement dévoué à son guru, Drona.

Dans cette posture portons tout d’abord notre attention sur les genoux.
Les genoux sont comme la petite tête des jambes. Ils représentent le mental en action, particulièrement la volonté de l’action, et même l’orgueil de nos propres possibilités d’action.
Mettre un genou à terre induit une attitude d’humilité. On laisse couler dans le sol toute cette superbe qui, de fait, s’avère être un obstacle à l’efficacité de toute action juste.
Non seulement on lâche, mais le genou s’imprègne aussi des énergies de la terre : cohésion, calme, solidité, apaisement.
En même temps l’autre genou, dirigé vers l’avant, est prêt au combat. Ainsi les forces d’action seront maîtrisées et tempérées par une attitude d’apaisement et par une calme solidité.
Tout est équilibre dans ce combat.
La seule arme que tiennent les mains d’Hanuman c’est la mudrâ shankha, nourrie des énergies du cœur et tournée vers le subtil.
Dans le Mahâbhârata, au cours d’une bataille, Arjuna en soufflant dans sa conque va paralyser l’armée ennemie toute entière. Le son du pranava en figeant tous les obstacles et toutes les entraves, va favoriser leur élimination.
Shankha, brandie par Hanuman est l’arme unique de la spiritualité profonde.
Dans cette posture nous nous installons consciemment dans la puissance de l’action en même temps que dans une attitude ouverte vers le transcendant, totalement libre et heureuse :
SAT – CIT – ÂNANDA

KUBERA MUDRÂ

YMA_kuberaMudra
Enfin, comme pour agni mudrâ, nous sommes installés dans une assise confortable.
Là nos mains sont séparées et posées chacune sur un genou, dans la mudrâ la plus simple, celle que l’on appelle pushpaputa mudrâ (« la fleur pure ») où les paumes sont tournées vers le haut, mudrâ de l’accueil tranquille.
Puis dans chacune des mains les doigts annulaire et auriculaire vont se replier, bien calés contre la paume. Les trois doigts restant (pouce, index, majeur) vont se mettre en contact léger, comme s’ils tenaient un petit brin d’herbe.
C’est Kubera mudrâ (dessin n°8).

Comme Agni, Kubera est un très ancien dieu du monde védique. Il est le dieu des trésors cachés, de ces richesses qui sont enfouies au plus profond des mines ou dans des grottes secrètes au cœur des montagnes. Associé à Shiva, il est aussi un des « gardiens » des points cardinaux (lokapâla). Il est le gardien du nord.
Quand nous nous installons dans la Kubera mudrâ les trésors qui vont se dévoiler à nous ne seront pas des coffres remplis de bijoux et de pierres précieuses mais nos propres richesses intérieures.
En effet, il nous arrive souvent d’être dans un certain auto-dénigrement vis à vis de nous-mêmes. Aussi, sans cultiver l’enflure de notre ego, laissons remonter à la surface tout ce qui en nous est positif. Toutes les qualités qui sont les nôtres et que, pour une raison ou une autre, nous avons négligées, niées ou occultées.
Avec Kubera mudrâ installons en nous  la sincérité, la finesse, l’ouverture, la générosité et la beauté.

Pour conclure

Parmi la très grande variété de mudrâ, nous en avons choisi quatre, très différentes les unes des autres.
En assise nous avons placé une mudrâ « dynamique » (shânti mudrâ) en un mouvement double, complémentaire et très équilibré. Toujours en assise nous avons construit une mudrâ où les deux mains sont en union (agni mudrâ). Ensuite une autre (Kubera mudrâ) où les mains restent séparées, chacune sur un genou. Observons la différence d’ambiance quand nos mains sont dans un « sceau » qui les unit ou quand elles sont chacune séparées, posées sur les cuisses ou sur les genoux, dans le maintien de la dualité.
Dans la posture où un genou est à terre et l’autre relevé, c’est la mudrâ shankha qui donne sa saveur dévotionnelle à cette posture de type « guerrier ».
Surtout ne nous privons pas de cette belle pratique des mudrâ.
Chacune à sa façon induit une plus grande présence et subtilité, et chacune va favoriser plus immédiatement que dans les postures « classiques » une ouverture à notre complétude.
Enfin, toutes seront sources d’un vécu fin et délicat, et toutes nous plongeront dans une joie profonde.

Marguerite Aflallo, Les Mudrâ (deuxième partie), février 2017.