La légende du Yoga, ou… comment le Yoga est venu aux hommes.

En ces temps-là personne, ni dans les mondes terrestres ni dans les mondes divins, ne savait ce qu’était le Yoga. Seul Shiva en avait la pratique et la connaissance. Même son épouse, la grande déesse Parvatî, n’avait pas accès à cet art tenu secret.
Voulant tout partager des pouvoirs de sa moitié Parvatî se mit en tête d’apprendre cette science, cet art, qui rendait Shiva différent des autres dieux.
Face à son refus et à ses résistances à l’initier, elle mit en œuvre tous les stratagèmes que peut trouver la féminité pour faire céder un époux.
Au pied du mur, Shiva, en une ultime résistance, lui dit :

« Je veux bien te transmettre ce Savoir, mais personne d’autre que toi ne doit entendre l’Enseignement. Et ici nous sommes en Inde où il y a du monde partout. Il sera impossible de nous isoler.
- Qu’à cela ne tienne, lui rétorqua Parvatî, je connais une petite île, au large des côtes , tout au Sud, juste un simple rocher qui sort de l’eau. Nous y serons tranquilles. »

Ils partirent donc sur cet îlot et là Shiva donna son enseignement à Parvatî, dans le secret de l’isolement, loin de toute oreille indiscrète.
Ou du moins le croyaient-ils.
Car, entre deux eaux, toutes ouïes dehors et dans une immobilité parfaite, flottait un petit poisson nommé Matsyendra.
L’enseignement dura ce qu’il devait durer. Et pendant tout ce temps
Matsyendra se tint là, écoutant et regardant très attentivement, dans une grande curiosité, tout ce que Shiva transmettait à Parvatî.

Une fois l’enseignement achevé, craignant d’être foudroyé pour avoir écouté ce que seule une oreille divine devait entendre, Matsyendra fila à toute vitesse.
L’éclair de sa fuite n’échappa pas à l’œil acéré de Shiva qui, après avoir eu un mouvement pour l’anéantir, laissa partir le petit poisson.
Ce qui était fait était fait ! Une fois l’enseignement commencé, par la force des choses rien ne l’arrêterait, il devait en être ainsi… !

Pendant ce temps Matsyendra nageait à toute vitesse vers la côte.
Tout en nageant, l’écho de ce qu’il avait reçu s’imprégnait en lui.
Et tout en nageant il sentait des mouvements, des bouleversements si profonds et si puissants qu’en arrivant au rivage ce fut un homme qui sortit des flots.
Matsyendra, le premier yogi de tous les temps.

Nous voici avec un mythe qui a plusieurs degrés de lecture.

L’ORIGINE « DIVINE » DU YOGA

Le yoga se trouve être rien moins que la discipline personnelle de Shiva, dieu de l’évolution et de la transformation.
Déjà l’accent est mis sur le fait que c’est une discipline rare, secrète et hors normes, d’une puissance exceptionnelle, « divine ».

ANCIENNETÉ

Dans cette légende nous retrouvons l’histoire de notre espèce. Nous venons de la mer et les poissons sont nos ancêtres.
Cette histoire fait remonter le yoga à l’aube de l’humanité, allant jusqu’à dire que l’accession à l’humain et au yoga se fait en même temps.
Ce qui induit que dès que l’homme a accédé à la verticalité, à la marche et à la parole, il a pu et dû développer tout de suite le désir de comprendre le monde et de comprendre son propre fonctionnement d’individu.
On peut prendre le pari que, tout comme aujourd’hui, dans la masse des indifférents, il y a toujours eu des hommes et des femmes chercheurs de sens, désireux de comprendre et de maîtriser le monde. Désireux aussi de s’approprier le fonctionnement de toutes les réalités extérieures et intérieures par tous les moyens possibles (magie, chants, rituels, actes symboliques, sacrifices, etc…).
En ces temps-là ont dû progressivement se structurer ces sciences du physique et du mental permettant aux hommes de s’ouvrir à une connaissance et à une relation profonde avec toutes les facettes de l’existant, à commencer par eux-mêmes.
Le yoga est sans doute une de ces sciences.
Son origine chamanique est évidente (cf. Mircea Eliade in « le chamanisme » éd. Payot). Dans les sociétés humaines les chamanes intercédaient entre les hommes et les forces de la nature. Ils étaient des « liens », des « relieurs »(yoga = ce qui relie, le lien).
Petit à petit cette pratique collective est devenue individuelle, personnelle.
Le yogi est devenu son propre chamane.

LA TRANSMISSION ORALE

Comme tous les enseignements traditionnels il s’agit bien d’un enseignement qui passe directement d’un individu à d’autres individus, d’une expérience à une autre expérience. Pour  transmettre ce savoir les livres ne seront que des supports annexes, des sortes de « pense-bêtes » très tardifs et pas du tout premiers .

HISTORIQUE  DU YOGA

Les plus anciennes traces matérielles de ce que l’on peut appeler les pratiques yoguiques datent  de 4000 ans ( selon les vestiges des cités de l’Indus, Harappa et Mohenjo-Daro).
Certaines probabilités penchent pour une origine dravidienne (peuples du Sud de l’Inde) et peut-être même de peuples venus de la mer par le Sud. Toutes les spéculations sont ouvertes…
Ce qui est sûr c’est que le yoga est profondément  ancré dans le continent indien depuis l’aube des temps.

MATSYENDRA, LE PREMIER YOGI

Revenons à Matsyendra.
Si, au cours de l’évolution, le poisson a été phylogénétiquement appelé à devenir un homme, le pratiquant de yoga doit devenir ce que doit être un homme qui va jusqu’au bout de son évolution, qui déploie toutes ses potentialités, c’est-à-dire un homme réalisé, un homme transformé.
Pour cela il doit passer d’un élément à un autre élément, sortir d’un état pour passer à un autre état, radicalement différent.
D’une situation léthargique, matricielle, inconsciente, dans laquelle il baigne  (représentée par l’élément eau, la mer) il doit passer à la solidité  d’un enracinement dans l’élément terre, trouver sa verticalité, et évoluer désormais dans la légèreté de l’air. Il doit naître à lui-même en passant de l’inconscience à la conscience.
Il doit passer de l’animalité à l’humanité.
En même temps qu’il naîtra à l’humanité il sortira de « la loi des poissons » qui, pour les indiens, équivaut à notre « loi de la jungle ».  Il accédera donc aussi à la conscience des lois du  Dharma qui sont les grandes lois, les grandes règles qui régissent l’ordre des choses (cosmiques, terrestres, sociales, individuelles).
Mais cela ne va pas se faire tout seul.

QUALITÉS  NÉCESSAIRES  POUR  LA  PRATIQUE DU YOGA

Comme Matsyendra nous allons devoir développer certaines qualités pour accéder  à l’expérience du yoga.

Au cours de ses errances quotidiennes, immergé dans ses activités et ses préoccupations « poissonnières», quelque chose a éveillé la curiosité de Matsyendra, quelque chose de différent.
Il s’est alors arrêté et cet arrêt s’est transformé en une écoute profonde.
Mais pour qu’il s’arrête, interpellé par quelque chose de différent de sa sphère d’intérêt habituelle, il fallait qu’il soit disponible et d’humeur curieuse. Pour cela la fluidité d’un certain esprit de jeu était nécessaire. Il fallait aussi qu’il soit prêt à cette expérience.
Nous ne pouvons que revenir aux Yoga Sûtra de Patañjali :

« Et maintenant commence l’enseignement du yoga » (Y.S.I,1)

Pour cela il faut que quelque chose se soit passé avant. Quelque chose doit avoir fait son chemin, doit avoir mûri.
Pour qu’un vrai enseignement puisse commencer il faudra développer une disponibilité  et une ouverture  demandant une préparation préalable, une attitude intérieure qui laissera le champ libre pour autre chose.
Matsyendra s’est arrêté d’abord physiquement pour pouvoir écouter. Mais pour que cette écoute soit effective, totale, il a dû mettre au ralenti sinon stopper son dialogue intérieur.

« le yoga c’est la suspension des turbulences du mental » ( Y.S. I,2 )

Ensuite, après avoir écouté l’enseignement, il n’est pas resté à l’arrêt. Ce n’est que parce qu’il est reparti dans l’action avec ce bagage, le gardant vivant en lui, que s’est ancrée l’imprégnation favorisant toutes les mutations. Ce n’est pas l’immobilisme mais l’action qui est nécessaire pour toute transformation.
Après l’écoute de cet enseignement Matsyendra n‘avait pas le désir particulier d’en recueillir les fruits. C’est aussi cette non-avidité qui a laissé de l’espace pour que mûrissent et se développent les changements les plus profonds.

«  Quand le désir de s’approprier disparaît, alors tous les trésors apparaissent  » ( Y.S. II,37 )

C’est une des leçons majeures de cette histoire.
Si on colle au désir d’obtenir quelque chose ou un résultat quelconque, rien ne se passera.
Si on marchande avec le yoga tout se dérobera .
Notre pratique doit être vécue comme un jeu, un acte gratuit, uniquement pour le plaisir de l’expérience, sans esprit de donnant-donnant.
La fluidité qui en découlera sera alors porteuse de fruits.
Le yoga demande au pratiquant d’être à la fois totalement immergé et totalement libre, détaché.
Résumons ces premières qualités nécessaires pour entrer dans l’expérience du yoga :

  • Disponibilité, curiosité, ouverture
  • esprit ludique
  • attention
  • écoute
  • immobilité intérieure
  • action
  • non-avidité

Ajoutons à cela la modestie.
Quand on pratique le yoga nous n’avons aucun intérêt à pérorer, à nous draper dans la vanité de notre ego en étalant notre expérience sur la place publique. Au contraire. Passer incognito, se rendre invisible, se fondre dans la foule, fait partie de notre chemin.
Si Matsyendra s’était signalé en se «  gonflant » et en se pavanant, il aurait été réduit en cendres par Shiva.

Cela nous amène à cette notion de «  secret » que nous avons trouvé dans la légende du yoga.
Nous nous trouvons, comme souvent en yoga, dans le paradoxe.
Il doit y avoir transmission car c’est un enseignement, et cet enseignement ne doit pas s’éteindre car c’est un formidable outil d’évolution. Mais cet enseignement ne doit pas se dissoudre dans le « n’importe quoi » (ce qui risque de se passer de nos jours). La rigueur doit être préservée.
Plus le yoga sera médiatisé plus il va y avoir abâtardissement. Cela va se diluer en une vague gymnastique «  sympa », en une « approche douce »   selon les termes officiels des salles de sport, ou bien se mettre à toutes les « sauces » à la mode au gré de l’imagination des uns et des autres : fly yoga, goat yoga, paddle yoga, etc…
Mais d’autre part notre devoir est de faire passer l’expérience du yoga et de la rendre accessible pour tous ceux qui pourraient y trouver leur chemin.
De toutes façons, et nous revenons à l’histoire de Matsyendra, tout va dépendre de l’écoute de chacun.
Sans doute y avait-il d’autres poissons autour de l’îlot, mais seul Matsyendra avait « de grandes oreilles ».
L’autre versant de la notion de  «  secret » c’est, pour le pratiquant, d’en dire le moins possible.
Quand nous étalons nos acquis, quand nous montrons des postures, quand nous racontons nos petites expériences intimes, quand nous faisons du
prosélytisme (mais nous l’avons tous fait), nous nous vidons d’une énergie forte, constructive, personnelle.
Ceci n’empêche pas bien sûr que nous soyons ouverts aux questionnements, aux réflexions et aux discussions entre pratiquants de cette même discipline.

Enfin, après le survol de ces quelques « vertus » nécessaires pour mettre en route l’expérience du yoga, n’oublions pas que paradoxalement c’est uniquement la pratique et rien que la pratique qui permettra le déploiement  en nous de toutes ces qualités !

Cette petite histoire n’en est qu’une parmi tant d’autres qui circulent de bouche à oreille, formant un tissu immense et inépuisable  qui couvre avec légèreté, innocence et ludicité  l’« amrita », cette nourriture des dieux  dont le yoga fait partie.

Marguerite Aflallo, « La légende du Yoga, ou… comment le Yoga est venu aux hommes. »

AMRITA

C’est littéralement la « non-mort »  ( A- privatif  +  MRITA : mort )
On traduit ce mot par « ambroisie » ou « nectar d’immortalité ».

Il s’agit du breuvage des dieux, de la liqueur née du barattage de la « mer de lait », c’est-à-dire de la matière primordiale d’avant la manifestation.
Dans l’iconographie l’amrita s’écoule du chignon de Shiva.
Selon le principe d’analogie (ce qui est en bas est comme ce qui est en haut , et vice-versa) nous possédons en nous ce « fluide vital », cette essence de vie qui s’écoule petit à petit avec le souffle et les multiples déperditions énergétiques.
Les techniques du yoga (bandhas, mudrâs, postures, prânâyâma…) permettent de ralentir, de stabiliser voire de stopper cette déperdition.
A l’époque védique le soma, breuvage obtenu par pressurage de certaines plantes ou champignons, et bu au cours de rituels, de par la puissance de ses effets était assimilé à l’amrita.

« De même que le feu n’abandonne pas le combustible, ni la flamme la mèche imbibée d’huile, de même l’âme incarnée ne quitte pas le corps qui est rempli de l’amrita lunaire » Hatha Yoga Pradipika (III, 46 )