De Vâyu à Prâna et de Prâna à Prânâyama (première partie : Prâna)

Nadi_YMADE VÂYU A PRÂNA ET DE PRÂNA A PRÂNÂYAMA (première partie: PRÂNA)

« …alors Vidagha lui demanda :
Combien y a-t-il de dieux, Yâjñavalkya ?
Celui-ci répondit par la fameuse formule rituelle :
trois et trois cent, et trois et trois mille.
Oui, mais combien, vraiment, de dieux ?
Six
Oui, mais combien, vraiment, de dieux ?
Trois
Oui, mais combien, vraiment, de dieux ?
Deux
Oui, mais combien, vraiment, de dieux ?
Un et demi
Oui, mais combien, vraiment, de dieux ?
Un »

Vidagha continue ses questions en demandant quels sont tous ces dieux, depuis les 303 et les
3003. Yâjñavalkya lui répond en les détaillant les uns après les autres, jusqu’à la toute dernière
question :

«…quel est le dieu unique ?
PRÂNA. C’est lui qui est Brahman, qu’on appelle CELA (TAT). La terre est son siège, le feu son domaine, le mental (manas) sa lumière… »

Brhad Aranyaka Upanishad (section 3 – Yajñavalkya kanda – Brahmana IX)

Nous sommes à l’époque védique. A ce moment-là apparaissent les dieux premiers, et, en tout début,
Aditî, « la sans limite », la mère universelle, qui met au monde les douze âdityas dont Varuna sera
le roi. Un des aspects d’Aditî sera Vâc, la Parole, la Souveraine universelle, celle qui participe au
maintien du Rta, l’Ordre cosmique, et à celui du tissu social.
Une divinité centrale aussi de ces temps-là sera Agni, le Feu, « l’immortel parmi les mortels »,
celui qui fait le lien entre les hommes et les dieux, dieu magicien car dieu de toutes les transformations.

Mais à la fois Vâc et Agni seront intimement liés à Vâyu, le souffle. Vâyu c’est le souffle-vent,
l’air, le souffle du « dense », il est aussi porteur de Prâna, l’énergie de vie, la puissance de vie. Sans le souffle, ni la parole ni le feu ne peuvent exister.
Ami du feu, Vâyu est, lui aussi, le voyageur et le messager des dieux. Il est surtout la respiration du monde, l’âme du monde, le souffle universel.

« S’avançant par les routes de l’espace
jamais il ne repose un seul jour…
souffle des dieux, germe de l’univers
ce dieu marche selon sa libre volonté.
On entend sa rumeur, on ne voit pas sa forme » (Rg Veda 10.168)

Dans les Vedas, Vâyu et Prâna vont être cités indifféremment l’un pour l’autre. Mais qu’est-ce que Prâna ?

PRÂNA

Le verbe AN signifie : souffler, respirer
PRA- est un préfixe qui indique le début, ce qui se trouve vers l’avant, un mouvement vers l’avant, mais c’est aussi une marque d’intensité.
On peut traduire Prâna par : souffle, respiration , énergie de vie, principe vital. Il est l’énergie vitale, à la fois cosmique et humaine. En effet, selon une des cosmogonies que nous propose le monde indien, cosmogonie au parfum tantrique, l’Absolu, sous un facteur déclenchant, va se polariser en un double principe, un masculin, pure Conscience immuable, restant dans la plénitude, et un pôle féminin actif qui lui aussi est pure Conscience mais dans le dynamisme et en devenir. C’est l’énergie divine d’Acte pur, la Déesse, celle que l’on appellera Shakti, elle est Kâmakalâ, la puissance du désir, cause et source de la manifestation.
Alors Shakti va émettre l’univers en diffusion énergétique du plus subtil vers le plus dense. Il ne sera rien de ce qui existe qui ne soit l’effet d’un processus énergétique, et ce flot d’énergie fondamentale et universelle, porté, animé et vivifié par la Shakti, est appelé Prâna.

« …Prâna, tu es la Totalité et tu es la flamme du changement,
multiforme et créatrice, qui soutient l’univers au fur et à mesure de sa manifestation… » (Prânâgnihotra Up., I )

Prâna est donc le moteur de vie de tout ce qui existe. C’est le premier « souffle » des mondes et la force qui anime l’univers tout entier. Et comme l’homme fait partie intégrante de l’univers, microcosme où l’on retrouve la structure du macrocosme, Prâna c’est aussi le souffle de notre respiration. Il est son mouvement et son contenu,
sa force, mais aussi l’énergie qui porte et soutient notre vie et toute vie. Notons la proximité de ana, le souffle, et de anna, la nourriture. Le souffle sera, pour nous, notre toute première nourriture.

COMMENT CAPTE-T-ON PRÂNA ?

Par le nez.

L’air va être notre aliment premier, et le nez est l’organe qui capte l’air. On peut rester très très longtemps sans manger, un peu moins sans boire, et un temps extrêmement
court sans respirer. Il nous faut, par 24 heures à peu près un kilo de nourriture solide, deux litres d’eau et 20 000 litres d’air. Dans le nez se trouvent une infinité de récepteurs nerveux ultra sensibles pouvant déceler toutes les variations de température et de qualité de l’air. Le nez conditionne l’air qui pénètre dans les narines. Il le réchauffe, l’humidifie et en mesure les qualités subtiles (odeurs, parfums). Il filtre les poussières, pollutions, pollens, champignons, virus, bactéries, etc…
Parmi les canaux énergétiques (nâdî) qui sillonnent notre corps et qui composent notre corps d’énergie il en est deux majeurs qui aboutissent chacun dans une narine. Ils vont contribuer à notre équilibrage profond, à la fois physique et énergétique. La respiration physique et la respiration prânique sont absolument solidaires et toute modification de l’une va déterminer une modification de l’autre. Le nez va être notre principal organe d’absorption de prâna, c’est une véritable antenne prânique. Nous avons donc la nécessité de respirer par le nez et, bien sûr, de le maintenir propre et en bon état.

Par les poumons.

En continuation, cette double masse spongieuse qui est reliée au nez par la trachée et les bronches, est composée de bronchioles, une multitude de conduits minuscules où se trouvent de petits sacs d’air microscopiques, les alvéoles. Étalées, ces alvéoles couvriraient une surface de 60 à 80 m2 (40 à 50 fois plus que la surface de la peau). L’échange gazeux et prânique se fait par le liquide interstitiel des alvéoles. D’où l’exigence d’une bonne qualité physique de ces alvéoles pulmonaires (attention au tabac et aux diverses
pollutions extérieures). S’impose aussi pour nous encore la nécessité de développer nos capacités pulmonaires et de ne pas rester au quart de leurs possibilités comme c’est le cas en règle générale.

Par la peau.

C’est l’organe le plus important du corps et le plus volumineux. La peau est composée de millions de petites « portes », les pores (poros = passage). L’énergie solaire et l’air, porteurs de prâna, pénètrent dans le corps par la peau, nous respirons aussi par la peau. Pensons aux grands brûlés ou aux personnes qui s’enduisent entièrement le corps de peinture et qui meurent d’asphyxie. D’où l’obligation d’avoir une peau propre et de se « baigner » dans l’air tous les jours, été comme hiver, d’ être « vêtus d’espace ».

Par les yeux.

Eux aussi sont des récepteurs du prâna. Là encore nous avons besoin de baigner nos yeux dans la lumière du soleil, sans le fixer, en balayage, de les baigner dans la lumière de la lune et aussi dans l’eau fraîche. Évitons le port de lunettes de soleil quand c’est inutile. Évitons les fatigues oculaires et les surcharges, en particulier celles générées par les écrans d’ordinateurs.

Par la langue.

Comme le nez, elle aussi est un très important organe d’absorption du prâna. La nourriture dans l’estomac reconstitue le corps physique, mais la recharge des batteries prâniques se fait par la langue et par la bouche. Et tant qu’un aliment dégage de la saveur dans la bouche c’est qu’il reste du prâna (la saveur n’est pas le prâna, mais indique sa présence). Là encore va s’imposer de maintenir propres la langue et la bouche, mais aussi l’importance du choix de notre alimentation qui doit être le plus possible fraîche, saine et « vivante ». La qualité de l’individu va être déterminée par son alimentation nous dira la Hatha Yoga Pradîpika :

« Et maintenant, lorsque la posture est fermement établie, le yogi, maître de lui-même, prenant une alimentation salutaire et modérée, doit se consacrer aux prânâyama selon la voie indiquée par son guru ». (H.Y.P. II, 1)

Nous devons aussi faire attention aux médicaments et à tout ce qui se prend par la bouche pour nous soigner. L’homéopathie, les Fleurs de Bach, l’aromathérapie, la phytothérapie (tisanes) sont des médecines prâniques.

Nez propre, poumons propres, peau propre, langue et bouche propres, nous sommes donc face à une exigence absolue de propreté. Notons que, avant d’aborder toute pratique, les textes classiques nous parlent de la nécessité des nettoyages (60 versets dans la Gheranda Samhîta et une quinzaine dans la H.Y.P.).

Nous retrouvons là le premier « niyama », shaucha, dont la première traduction et interprétation est « propreté ». Et si nous faisons une lecture des yama et des niyama associés par paire, nous noterons alors que shaucha, premier « niyama », va de pair avec ahimsa (la non violence), le premier « yama ». La saleté est un signe de mépris et une violence que l’on se fait à soi-même. Elle génère la détérioration de notre corps, donc de nous-mêmes. Nous installer dans la saleté marque un profond manque de respect et un grand déséquilibre dans la conscience de ce que nous sommes.
Sans passer par la stérilisation, l’hygiène doit être une règle absolue pour le pratiquant de yoga.

COMMENT CIRCULE PRÂNA ?

Les respirations.

Le mouvement du souffle qui se poursuit jour et nuit chez l’homme et qui l’anime est en même temps souffle cosmique. L’air doit être capté consciemment et activement. Nous avons dit plus haut que le nez est une antenne prânique. Il est aussi un microcosme actif de notre organisme. À l’intérieur des cornets du nez on va retrouver les trois étages du souffle, mais aussi les cakras et les éléments de base qui donnent leur couleur aux centres énergétiques (voir dessins). Selon la
zone de passage privilégiée du souffle à l’intérieur de chaque narine, nous obtiendrons des effets différents.
Et chaque narine va avoir une spécificité avec laquelle on va pouvoir jouer. En gros, la narine gauche active et développe une énergie de sensibilité, d’intériorité, une énergie plutôt calmante et fraîche. La narine droite une énergie dynamique, qui porte vers l’extérieur, une énergie de chaleur. Car chaque narine est sous l’influence d’un circuit énergétique majeur, appelé nâdî (canal, tube, vaisseau, tige creuse). La nâdî idâ aboutit dans la narine gauche et la nâdî pingalâ dans la droite.

L’équilibrage des nâdî idâ et pingalâ est un rééquilibrage de nos polarités, des systèmes ortho et para sympathiques et une harmonisation profonde de tout notre organisme. Mais les nâdî idâ et pingalâ ne sont pas de simples canaux transportant uniquement l’énergie de fonctionnement physiologique. Montant le long de la colonne vertébrale depuis la zone racine, de par leur mouvement spiralé ( certaines traditions les font monter en ligne droite de part et d’autre de la colonne) elles créent un champ d’induction qui influence toutes les couches de notre individu. Mais aussi elles « tiennent » et sont le vecteur de la remontée de l’énergie première, celle qui est « assoupie » et qui, une fois « éveillée », passera dans la troisième nâdî, la sushumnâ, qui, elle, rejoindra le sommet du crâne, la porte du Brahman.
Dans la zone racine le point de jonction des trois nâdî est appelé yukta triveni (rencontre des trois flots) et au niveau du crâne, dans ajña cakra leur point de jonction s’appelle mukta triveni (libération des trois flots).

Pour en revenir à la cosmogonie du début, dans le processus d’enrobement progressif de la Conscience primordiale dans la manifestation, la Shakti, cette pure Énergie cosmique première, va se trouver en l’homme, sise en son fondement. Elle porte alors le nom de Kundalinî.
« Adoration à toi Sushumnâ, à toi Kundalinî, nectar né de la lune, Manonmanî (arrêt des fonctions mentales), Énergie suprême, qui n’est que conscience » (H.Y.P. IV, 64)

La Shakti suprême, cette Conscience absolue, a le pouvoir de se voiler elle-même et de paraître comme matière dénuée de conscience. Son éveil fait partie de la démarche du yoga. Cet « éveil » sera un retrait, une suppression du voile de l’ignorance, une libération, un décillement et une réintégration de la Conscience dans le flux cosmique. C’est le processus appelé samâdhi, l’installation de la Pleine Conscience.

Les postures.

Le jeu des différentes postures va équilibrer et activer les circulations énergétiques. Grâce au lien geste et souffle les postures dites dynamiques ce qu’on appelle des « phrases », comme la salutation au soleil, vont nous permettre de lever certains blocages physiques et énergétiques. Ces mouvements semblent rester dans la continuation de l’agitation de la vie courante. Mais en installant une dynamique consciente faite d’ouvertures, de fermetures, de situations à poumons pleins, à poumons vides, en canalisant et en resserrant la dispersion et l’agitation, ils deviennent des mouvements qui structurent, qui conscientisent et qui génèrent un grand équilibre organique et énergétique.

Les postures statiques, baignées elles aussi par le souffle, vont aller plus profond et rendre ces mises en forme plus vivantes, « habitées ».

Les postures « par moitié » rééquilibreront tout particulièrement les latéralités et les polarités. Le vécu postural, porté par un souffle conscient, donc imprégné de prâna, nous fait « tenir ensemble » et nous donne cohésion et équilibre tout en favorisant l’émergence et la compréhension des mouvements profonds de la vie en nous.

Le mental.

Le prâna obéit à la pensée. En effet, l’absorption, l’accumulation et la distribution du prâna sont aussi sous le contrôle du mental.
« Là où va la pensée va le souffle et là où va le souffle va l’énergie » nous répétait inlassablement Roger Clerc. C’est la base de notre pratique.
Les circulations de conscience, les mouvements du regard intérieur, font couler librement le prâna le long des nâdî dont le réseau forme notre corps énergétique. Le contenu du mental est fondamental, car les pensées négatives bloquent et entravent la circulation énergétique.

Pour Patañjali, pour éliminer souffrance, angoisse, nervosité et respiration cahotique, nous devons développer une attitude intérieure imprégnée de sentiments amicaux, d’ouverture du cœur, de gaîté et de tranquillité d’esprit (Y.S. I, 33). Donc les pensées positives et empathiques doivent primer. Et dans nos conduites mentales nous devons tout particulièrement privilégier la concentration. Quand il y a concentration les fuites anarchiques et les agitations se resserrent, un peu comme un rayon laser qui devient de plus en plus puissant au fur et à mesure qu’il se rétrécit.

Toutes les techniques de visualisation (yoga nidrâ), de même que les mudrâ et les bandha (qui sont des mudrâ) ont une forte action sur le prâna.

Mais attention, être toujours dans la même pensée ou ressasser le même problème ce n’est pas de la concentration. L’obsession est une asphyxie et éloigne du mouvement de la vie, car le prâna est toujours fluidité. Aussi paradoxal que cela paraisse l’immobilité, par exemple dans les pratiques de méditation, c’est de l’énergie. En effet quand nous sommes en état de non agir c’est l’état où l’énergie de vie peut s’épanouir. À condition bien sûr que ce non agir ne soit pas une pesanteur, un endormissement, mais une ouverture vibrante et consciente.

Le son.

C’est la source même de l’énergie. L’ensemble des sons et toutes les étapes de la parole vont exister en puissance dès avant la manifestation. Tout est issu d’un son et toute forme a un son. Prâna va être le mouvement de la Conscience manifestant l’univers, et non seulement le début de la manifestation sera vibratoire mais il sera aussi lumineux et sonore. L’énergie du son, celle de la parole et le prâna sont de même nature.
Le son est donc puissance. Mais son pouvoir est potentiel, ce qui va « l’éveiller » c’est la force de la conscience. L’art des mantras est inséparable de celui du yoga. Et parmi tous les mantras le pranava (ce qui sonne, ou résonne), c’est-à-dire le son OM, va éveiller en nous la vibration première sise dans l’espace du cœur et « engrammée » au plus profond de nos cellules. Ce son condense la totalité de l’univers et son émission va retracer le passage du non manifesté au manifesté et du manifesté vers le non manifesté. Le pranava (on l’appelle aussi taraka, l’étoile) va nous conduire vers l’autre rive celle de la non dualité, vers l’Unité.
« tous les mantras fusionnent dans le joyau des Vedas qu’est le pranava comme toutes les rivières se rejoignent et fusionnent avec l’océan » (Yogarahasya – I, 107)

On l’appelle aussi « la syllabe » (akshara : l’impérissable, l’indestructible, l’éternelle)

« sur elle les eaux ont leurs assises, sur les eaux la terre, sur la terre ces mondes. Comme des feuilles sont enfilées sur une tige, ainsi ces mondes sont enfilés sur cette syllabe » (Chandogya Up. II, 23)

Dans la physiologie mystique ce pranava, ce OM, est symboliquement placé dans l’espace du cœur, dans la « caverne » du cœur. Et cet espace va prendre le nom de anâhata, c’est-à-dire (le son) « non frappé ». Car c’est là, nous disent les textes, que se trouve scellée en l’homme la vibration originelle, nâda, vibration sonore perpétuelle ne résultant pas d’un « choc » matériel puisque se situant dans le non manifesté. Nâda sera à l’origine de l’apparition des phonèmes et restera en permanence sous-jacent à chacun d’eux. Il est intéressant de noter que cet espace du cœur, anâhata, lieu du souffle respiratoire et du souffle-prâna, a comme animal emblématique l’antilope, tout comme à l’époque védique le dieu Vâyu, le Souffle universel, avait lui aussi comme monture une antilope.
Et de même que l’immobilité va permettre le libre déploiement de l’énergie de vie, le silence vibratoire après le son va porter cette même vibration, cette résonance, appelée nâda. Alors ce silence vibratoire, en nous faisant passer de l’expérience du monde limitée et inconsciente à celle du « sans limite », ce silence va nous conduire à la Source.

(à suivre…)

Marguerite Aflallo, De Vâyu à Prâna et de Prâna à Prânâyama (première partie : Prâna).