
Tout commença par un voyage.
Quatre maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier mourut.
Le deuxième devint fou.
Le troisième devint Autre.
Le quatrième entra et sortit indemne.
C’est avec cette énigme que les chercheurs talmudiques, à l’instar des maîtres zen, donnent à leurs apprentis matière à réflexion sur la façon d’aborder et d’interpréter les textes. Nous pouvons essayer de voir s’il n’y a pas là pour nous aussi, pratiquants de yoga, quelques leçons à tirer de ces quelques lignes un peu mystérieuses.
Tout va donc commencer par un voyage… ce voyage c’est le nôtre, celui qui va nous mener sur les routes de l’existence depuis notre premier souffle jusqu’au dernier. Bien d’autres avant nous l’ont entrepris et certains ont laissé en héritage des traces orales ou écrites de leur parcours.
Malgré tout, à présent que c’est à notre tour d’être sur le chemin, pour chacun d’entre nous tout va partir de zéro. Les voies que nous allons prendre seront nouvelles et les rives abordées inconnues, car ce chemin-là va être celui de notre propre recherche.
Le jardin
Nous pouvons noter tout d’abord que dans cette énigme on ne parle ni de « livre » ni d’« enseignement » ou de « transmission » ni même de « chemin », mais que d’emblée s’impose l’image très simple du « jardin ».
Qu’est-ce qu’un jardin ? c’est un lieu naturel mais clos et protégé. La nature y est entretenue et les mauvaises herbes éradiquées car le terrain y est travaillé en permanence.
On plante, on arrache, on sème et on récolte. On cultive pour l’utilitaire, pour fournir une nourriture quotidienne, mais on laisse aussi un espace pour tout ce qui est de l’ordre du superflu, de l’éphémère, on cultive pour le simple plaisir de jouir des parfums et de la beauté de la nature.
Bien évidemment, ce terrain cultivé en permanence, ce jardin, va être la métaphore de tout apprentissage dans lequel nous nous engageons. Il s’agit de nous-mêmes dans notre expérience quotidienne du yoga, puisque c’est cette voie que nous avons choisie. Nous allons, par le travail postural, « cultiver » notre corps. Une « culture » physique et énergétique qui va, et c’est là toute la magie du yoga, nous obliger à travailler aussi notre mental. Si notre pratique est juste, elle va nous mettre le nez sur les nœuds et les résistances psychologiques qui sont les nôtres et sur les structures mentales dans lesquelles nous évoluons. Cette « culture » ouvrira aussi chez nous les sillons de notre corps spirituel.
L’ expérience du yoga, en débordant largement le champ physique et en sollicitant notre individu dans son intégralité, va devenir petit à petit un lieu d’initiation. Alors, et de façon incontournable, va nous venir la faim des approfondissements théoriques.
Les enseignements et les textes que nous ont légués les maîtres anciens sont aussi ce jardin-là. Avec l’étude nous pénètrerons dans le jardin de la Connaissance.
Quatre maîtres pénètrent dans le jardin.
Dans l’énigme, ceux qui vont franchir la porte du jardin ne sont pas des novices, ils ont déjà fait un certain parcours de débroussaillage. Ils sont expérimentés et certains ont même le statut de transmetteurs, ils enseignent. C’est pourquoi vient pour eux le moment de se plonger plus sérieusement dans la recherche, et le besoin d’être nourris par d’autres expériences et par l’étude des textes va s’imposer.
En yoga, après un certain temps, variable selon chacun, il va y avoir la nécessité d’aller plus loin, celle d’écouter des transmissions et celle d’explorer et de lire des écrits, ceux considérés comme des « classiques » et ceux qui relatent des expériences plus contemporaines. Alors l’étude va nous permettre d’approfondir notre expérience, celle-ci restant toujours nourrie par l’imprégnation de la pratique.
Mais quelle va être notre attitude face à la transmission de la connaissance. Quelle lecture en faire et comment la faire ?
C’est le moment du libre choix.
Le premier maître.
Il représente une première attitude que nous pouvons avoir devant une autorité de transmission, qu’elle soit orale ou écrite.
Nous pouvons rester dans une acceptation passive de tout ce que nous lisons ou entendons, le contenu se présentant comme une connaissance exhaustive et définitive. Tout un chacun étant tenu d’y croire et de s’y soumettre au nom d’une vérité incontestable puisqu’avalisée par la tradition.
Nous ne nous permettons aucune interrogation et nous n’accédons à aucun espace autre que celui qui est lu ou entendu. Ainsi, en acceptant de rester dans une pensée canonique qui devient un dogme nous devenons alors volontairement prisonniers des textes et prisonniers des « maîtres ».
Le terme si célèbre de « guru » signifie « homme de poids », au sens propre et au sens figuré. Si ces maîtres, lourds de leur savoir et de leurs expériences, ne nous aident pas à trouver notre autonomie, ils peuvent s’avérer être alors, consciemment ou inconsciemment, des hommes ou des femmes de pouvoir, des manipulateurs.
Les enseignements et les textes sont faits pour penser notre démarche, pour interroger cet horizon qui nous est commun et ce qui a rendu possible cette fraternité de parcours avec ceux qui nous ont précédés. C’est aussi chercher comment et jusqu’où nous pouvons déployer notre créativité en respectant une rigoureuse honnêteté, authenticité et justesse de pratique. C’est nous inscrire dans l’ouverture et pas dans le cloisonnement. Car la transmission doit avoir comme objectif de nous permettre de nous construire, de nous inventer, de devenir ce que nous sommes profondément.
Trop d’humilité de notre part va masquer une démission.
Si nous ne nous permettons ni ne nous autorisons le questionnement nous « mourrons » étouffés et écrasés par le poids de l’écriture et du dogme. Cette mort étant celle de notre autonomie, de notre liberté et de nos possibilités d’évolution.
Les personnes qui se vouent ainsi à être manipulées vont devenir l’homme ou la femme de l’acceptation aveugle et de la hiérarchie. Alors tout questionneur, au lieu de les aider à trouver le sens de leur démarche, les remettra en cause de façon vitale et existentielle. Parce qu’il représente ce qu’ils n’ont pas su être, celui qui pose des questions deviendra alors un ennemi à abattre. Ainsi ce premier maître peut devenir le chien de garde féroce d’une « tradition » stérile.
Le premier obstacle quand nous pénétrons dans le jardin de la connaissance, c’est le conformisme et une passivité « suiviste ». La démission de notre autonomie et l’arrêt de toute dynamique de recherche, en nous installant dans des moules préfabriqués par d’autres, amèneront un anéantissement intérieur.
N’oublions pas que ce premier maître, en tant qu’enseignant, est un transmetteur. Il va se faire le porteur purement passif des enseignements de la tradition, il sera une simple « mémoire ». Ces enseignements vont être transmis sans s’en trouver enrichis de son interprétation personnelle.
Et s’il n’y a pas interprétation continuelle de ce dépôt, cela deviendra une tradition morte, car, bien qu’achevée, pour rester féconde et vivante elle doit être construite et vivifiée en permanence par les commentaires, elle doit rester ouverte à l’infini.
Le premier « maître » meurt de n’avoir pas su devenir lui-même, car la réception n’est pas qu’un recevoir de l’extérieur, c’est aussi un construire de l’intérieur.
Le deuxième maître.
Pourquoi devient-il fou ? Quelle folie s’empare de lui ?
- « Qu’est-ce que la folie ? » demandera-t-on dans le Mahâbhârata.
- « Un chemin oublié » répondra-t-on.
Quand on lâche le fil conducteur de notre démarche, qu’on oublie le « bon sens », on peut perdre pied par rapport à la réalité. Sous prétexte d’un engagement dans la spiritualité certains se déconnectent du cours ordinaire de la vie, de ses obstacles et de ses leçons. Mais en négligeant les enracinements dans le concret, plus ils vont vouloir monter haut, plus rude et inéluctable sera leur chute.
Le deuxième maître est le frère du premier. Mais si le premier va rester comme un bloc passif devant les enseignements et devant les textes, n ’en tirant aucune nourriture personnelle et les restituant comme on récite un bréviaire, le deuxième va, en un parfait processus de mauvaise foi tout aussi inauthentique, se persuader en avoir reçu le « samâdhi » et qu’il fait ainsi partie des « éveillés ».
Ce serait un moindre mal si cette bascule dans un vécu fantasmé restait en vase clos. Mais le propre des faux « éveillés » c’est de n’avoir de cesse que d’être reconnus comme tels sur la place publique, cherchant ainsi implicitement une confirmation extérieure à leur « saut dans le vide » intérieur.
Et ils la trouvent toujours, car ils enseignent ; le débroussaillage d’une bonne pratique d’un premier niveau les rendant suffisamment charismatiques pour séduire des esprits faibles avides de devenir des « disciples ».
C’est alors la plongée dans un délire de puissance. Et plus ils auront de contemplateurs, moins ils auront de freins.
Pour justifier cette attitude totalement menée par un ego démesuré, ils vont prétendre avoir déjà reçu les réponses sans s’être interrogés ni sans avoir interrogé ce qu’ils reçoivent.
Des écrits qui font notoriété ou bien des références à des maîtres célèbres serviront de paravents pour avaliser des comportements pouvant les mener de la simple manipulation de conscience aux actes les plus criminels.
En cela la Bhagavad Gîtâ est exemplaire.
Au tout début nous y lisons les doutes du prince guerrier Arjuna sur l’opportunité et les justifications morales qu’il peut y avoir à perpétrer les massacres annoncés par une guerre imminente.
Nous y lisons aussi la réponse cinglante du dieu incarné Krishna qui va l’exhorter à lâcher ses états d’âme « ces pensées indignes d’un guerrier, ces pensées qui ne mènent ni au ciel ni à l’honneur » (Bh.G. II, 2). Krishna va le pousser à se comporter en guerrier redoutable, puisque tel est son statut et ce pour quoi il a été formé, car « croire que l’on tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper. Ni l’un ne tue, ni l’autre n’est tué » (Bh.G. II,19). Ce passage ne peut-il pas donner un blanc seing à tous les fanatismes religieux criminels ?
Si nous n’allons pas plus loin et si nous ne questionnons pas sérieusement et honnêtement ce texte, qu’en est-il de la ligne éthique que d’autres textes, tels les Yoga Sûtra de Patanjali, nous préconisent ? Notamment l’engagement à cultiver la non violence, le ne pas nuire (ahimsa), ainsi que l’intelligence de discernement (viveka), la réflexion (vicara), l’examen mental, l’analyse attentive et lucide de ce que nous sommes (svadhyâya), toute une exigence rigoureuse d’impeccabilité.
Et dans ces mêmes Yoga Sûtra, si nous ne faisons pas une lecture affinée, attentive, nourrie de « bon sens » et d’intelligence spéculative du troisième chapitre (Vibhûti Pâda) nous pouvons nous autoriser , malgré l’avertissement du sûtra 38 (1), toutes les dérives : la pseudo lecture des chakras, de l’aura, des vies antérieures, avoir la prescience du futur, développer des pouvoirs supranormaux comme influer sur les éléments ou sur les évènements, sans parler de celui de donner l’ « éveil » à qui y met le prix…
Là peuvent se trouver les graines de la folie.
Nous sommes dans le Rudra granthi, le nœud des transmetteurs.
D’autres, niant et voulant fuir à tout prix la confrontation avec leurs fêlures, leurs nœuds, leurs problèmes, avec tout ce qui compose leur face obscure, vont plonger dans le déni des réalités les plus essentielles et vitales comme le boire, le manger et les fonctions corporelles. Ils vont prétendre se nourrir de l’énergie la plus subtile de l’air et de la lumière, le prâna, et ce jusqu’à la tombe qui les accueillera inéluctablement très vite.
Malgré une condition intérieure indigente et poussé par le désir maladif d’obtenir coûte que coûte la « réalisation », le deuxième maître va se persuader qu’il est devenu l’homme (ou la femme) d’exception de ses propres phantasmes. Cet individu va être en total déni de ce qui est et de ce qu’il est. Il crée de toutes pièces ses illusions et en devient l’esclave.
Volontairement hors du monde il sera donc en déséquilibre profond. En tant qu’enseignant ce maître ténébreux sera un danger permanent pour ses élèves et donnera un aperçu totalement erroné de sa tradition.
Il aura oublié le « bon sens » en chemin.
Le troisième maître.
Le troisième à s’aventurer dans le jardin de la Connaissance a lui aussi, comme les autres, accès aux enseignements mais il ne meurt pas ni ne devient fou.
Il les reçoit en toute liberté, sans être « écrasé » par le poids de la tradition. Il sait que ce qu’il reçoit va lui ouvrir des espaces nouveaux et féconds. Des espaces qui vont établir rencontres et dialogues à travers les générations de chercheurs et à travers le temps.
Ce troisième maître sait que tous les grands textes « pensent » au-delà d’eux-mêmes, qu’ ils ne sont pas cloisonnés et qu’ils sont une matrice de questionnements. On pourra alors parler d’une « philosophie » des enseignements plutôt que d’une « théologie » des enseignements.
Les Yoga Sûtra sont le modèle de ces textes-enseignements.
De par la structure même des aphorismes, les mots et leur agencement ont un sens qui reste ouvert. C’est ce qui en fait et la richesse et la difficulté car le texte se construit à chaque lecture, et chaque personne qui l’aborde en tire un suc personnel et unique. L’absence de verbes dans la plupart des sûtra est d’une grande importance car cela supprime l’exclusivité d’un sens. Tout un chacun se fait en quelque sorte « responsable » des sûtra, et cette lecture deviendra une « éducation » au sens premier du terme (ex-ducere), c’est-à-dire qui conduit hors du chemin déjà tracé à l’avance .
Chacun d’entre nous est loin d’être un exemplaire reproductible, et c’est à chaque fois un autre homme, une autre femme, une autre vie, une autre expérience qui vont éclore, même si la route reste la même pour tous.
Contrairement à l’animal qui est une existence sans questionnements dans un monde donné une fois pour toutes, l’homme n’est pas achevé, il devient.
Devenir « autre » c’est comprendre, à travers les enseignements, à travers les textes, que l’être humain ne contient pas seulement d’innombrables possibilités de pouvoir être, mais que c’est là précisément que se trouve son humanité profonde, dans ce pouvoir être autrement, dans ce potentiel multiple.
Ainsi, malgré ce que certaines lectures pourraient nous amener à penser, être « autre » c’est échapper au destin du « c’est écrit ». Avoir la connaissance de notre propre histoire et de nos héritages ne nous installe pas dans un vécu façonné d’avance, dans un projet existant en puissance, dans une pré-destination, mais est un support d’évolution. Et cela pour qui le désire, évidemment, car c’est un choix.
En nous inscrivant dans l’ouverture, l’Étude et le yoga en tant qu’outils de recherche nous permettent non de « faire » une expérience qui nous cristallise dans un résultat connu d’avance, mais de découvrir de multiples réponses possibles. Car comprendre un enseignement c’est l’interpréter et l’appliquer à soi-même. Le lecteur, l’auditeur, « se comprend» lui-même, mais cela n’épuisera pas le questionnement fondamental. Le questionnement restera mais
le questionneur sera « autre », il sera sorti de la confusion.
Dans une dynamique toujours en devenir le questionnement que l’on peut porter sur les enseignements n’induira pas une déconstruction de leurs valeurs mais au contraire sera porteur d’une réévaluation. Ainsi la parole de la tradition sera toujours neuve en même temps que très ancienne.
NOTES :
(1) : « Ce sont des maux car ces pouvoirs éloignent de la Pleine Conscience (samâdhi) » (Y.S.III, 38)
(à suivre…)
Marguerite Aflallo, L’énigme des quatre maîtres (première partie), mai 2016.
NOTES :
(1) : « Ce sont des maux car ces pouvoirs éloignent de la Pleine Conscience (samâdhi) » (Y.S.III, 38)