Les MahâVidyâ : Shodashï

YMA_shodashi«  la Vivifiante et la Fière,
la Propice, la Chanceuse et la Charmante,
la Parfaite, la Réservée, l’Esprit plaisant,
la Comblée, Celle-que-l’on-choisit, la Plénitude,
la Riche, l’Interdite, la Gracieuse, l’Éloquente,
tous ces aspects de la Déesse sont au service de la conscience. »
(Rig Veda, Tripura Up.-canon Muktika, 82 – 6-) (1)

UNE FORME DE LA DEVÎ :

SHODASHÎ

TRIPURA  SUNDARÎ

LALITÂ

Dans le groupe des dix « MAHÂVIDYÂ » qui sont des aspects de la Grande Déesse Primordiale, Âdi Shakti, nous avons déjà abordé trois de ses « formes » : KÂLÎ, DHÛMAVATÎ et CINNAMASTÂ (voir Infos Yoga n°87, 88 et 100).
À présent, poursuivant l’étude de ces « déesses de grande Sagesse ou de grande Connaissance », nous allons nous pencher sur l’une d’entre elles qui a la particularité d’être désignée par trois noms d’égale importance :

SHODASHÎ, « celle qui a seize ans »
TRIPURA SUNDARÎ, « la belle des trois cités »
et LALITÂ, « la voluptueuse » ou « l’amoureuse ».

Parmi les dix représentations de la Déesse certaines ont une apparence « terrible » alors que d’autres, plus sereines, n’en sont pas moins complexes. C’est le cas de Shodashî.

Description générale.

Nous voilà face à une déesse représentée non plus debout dans une dynamique d’action comme Kâlî ou Cinnamastâ mais paisiblement assise sur un lotus rose. Richement couronnée et couverte de bijoux elle est vêtue d’un sari rouge que l’on devine d’une étoffe raffinée. Son front porte le troisième œil de Shiva et elle a quatre bras. Dans ses mains elle tient le lacet (pâsha), l’aiguillon à éléphant (ankusha), l’arc de Kâma (dhanus), souvent représenté en canne à sucre, et cinq flèches (pancha bâna).
La tige du lotus sur lequel elle est assise émerge du nombril d’un Shiva, nonchalamment allongé et assoupi sur une couche royale dont les quatre pieds sont habités par Brahmâ, Vishnu, Rudra et Îshvara.

Observations plus approfondies.

Nous sommes devant une belle déesse qui n’a plus la sauvagerie dénudée de Kâlî, Târâ ou Cinnamastâ ni le dépouillement austère de Dhûmavatî. Son sari royal est de couleur rouge, couleur de la vie, de l’amour, du mariage, couleur de la Shakti.
Elle a quatre bras, souvent signe de la souveraineté sur les quatre points cardinaux, signe d’accomplissement et d’empire sur toutes choses.
Le croc à éléphant qu’elle brandit sert à aiguillonner et à guider la créature épaisse et rétive que nous sommes. Il nous indique qu’il ne doit pas y avoir de relâchement dans notre démarche et que nous devons suivre un chemin précis.
Il représente  aussi le sens du toucher. À la fois le contact charnel avec le monde, mais aussi le contact subtil avec l’Absolu.
Le lacet qu’elle tient dans une de ses mains peut représenter l’emprise des sens, particulièrement la sensualité qui nous ligote. Il est commun aux divinités « lieuses » comme Shiva ou Ganesha, dieux qui sont aussi des maîtres de la parole, car la parole, de façon ambivalente, peut servir à ligoter, à entraver, aussi bien qu’à relier, à établir un lien d’union.
Le lacet nous rappelle aussi les « nœuds » dans lesquels la conscience, cherchant à se dérober à sa liberté fondamentale, se ligote elle-même. Mais il est là, dans la main de la déesse, pour souligner que tout ce qui fait obstacle peut, et doit, devenir support d’évolution.

« …la Shakti primordiale, Mère du monde, Celle-qui-résorbe-la –manifestation, attrape au lasso les créatures qui tâtonnent et qui trébuchent sur les sentiers de l’attachement au monde, et prestement, elle les atteint des cinq flèches de son arc » (Tripura Up. 82,13). (1)

L’arc représente le pouvoir d’action de l’énergie. L’arc en canne à sucre est l’arme douce de Kâma (Eros, le dieu de l’amour) dont les flèches portent à tous les coups et qui transpercent sans qu’on les voit venir, car Kâma a été rendu invisible par Shiva.
Les flèches sont liées à la puissance fulgurante de l’énergie. Ici elles sont cinq, chiffre de Shiva. Or Shodashî étant aussi Lalitâ, la voluptueuse, ces flèches peuvent être, là encore, en relation avec les cinq sens et particulièrement avec la sensualité. Mais, étant dirigées vers le haut, Shodashî nous indique que leur énergie va devoir être canalisée en un mouvement ascensionnel vers le subtil.

Les supports.

Shodashî est assise sur un lotus rose. Les déesses assises sur un lotus sont toutes, sans ambiguïté, des déesses bénéfiques.
Le lotus rose est associé à Lakshmî, la parèdre de Vishnu. C’est une déesse faite toute d’équilibre et de beauté, liée à la préservation et à l’abondance de bienfaits.
La tige du lotus sur lequel est assise Shodashî émerge du nombril d’un Shiva, nonchalamment allongé et assoupi sur une couche royale dont les quatre pieds sont habités par les dieux Brahmâ, Vishnu, Rudra et Îshvara.
Il y a là un parallèle évident avec la représentation traditionnelle de Vishnu qui, dans la période de latence entre deux manifestations, est représenté couché sur le grand serpent Ananta (l’Infini) que l’on appelle aussi Shesha ( le Reste, le Reliquat). Il rêve alors les mondes à venir. De son nombril va émerger la tige d’un lotus au cœur duquel se trouve Brahmâ, prêt à déclencher une nouvelle manifestation.
Shiva ne repose pas ici sur le grand serpent cosmique, symbole de la Conscience-Énergie primordiale, mais sur un lit dont les piliers, les supports, sont les trois formes du divin dans la manifestation (la trimûrti) plus l’aspect du transcendant indifférencié (Îshvara). Là nous ne sommes plus, comme dans la représentation Vishnu-Shesha dans une période de latence entre deux manifestations mais bien au cœur de celle-ci, au cœur du réel.
Et ce Shiva n’est pas le Shiva de la trimûrti, mais Sadâ Shiva, l’Être primordial, pure conscience non agissante, plongé dans la Yoga Nidrâ (« le sommeil relié »). Il va produire  Shodashî, qui là n’est autre que Shakti, son aspect Énergie, l’Acte pur contenant toute la manifestation et prête à la déployer.
Car avec les Mahâvidyâ nous sommes totalement immergés dans une conception tantrique du cosmos où prédomine la puissance féminine, déploiement de la Conscience Suprême.

Représenter Shodashî en lieu et place de Brahmâ, le Créateur, souligne que la beauté et la puissance désirante amoureuse sont premières en tant que forces créatrices et agissantes au cœur du réel.

La couche sur laquelle se trouve Sadâ Shiva est soutenue par les « formes » de l’Absolu dans la manifestation, car, avec les Mahâvidyâ, nous y sommes bien  plongés. C’est à nous, ici et maintenant, nous dit cette image, d’utiliser tous les supports spirituels« classiques »possibles  comme soutien. Sans oublier  qu’en premier  et bien au-dessus se trouve le couple indissociable Shiva-Shakti, la Conscience et l’Énergie. Animés par la joie, la beauté et le désir amoureux, en toute liberté, Shiva et Shakti jouent et déploient en permanence la manifestation.

Les noms.

SHODASHÎ « celle qui a seize ans »

Classiquement, pour les indiens, le chiffre seize et particulièrement la jeune fille de seize ans représentent la perfection. Cette perfection de beauté, d’innocence et de fraîcheur va être le symbole de la pureté de notre aspiration initiale et toujours enthousiaste vers un cheminement intérieur.
Le chiffre seize est aussi lié au cycle lunaire : il y a seize jours de la nouvelle à la pleine lune et autant de la pleine lune à la nouvelle lune.
Comme la lumière de la lune n’est pas une lumière directe mais une lumière de réflexion, la lune va être associée à la connaissance spéculative et non à la connaissance par illumination, par révélation. La lune sera donc en relation étroite avec Shiva, dieu des évolutions et donc des transformations.
Le croissant de lune orne le chignon de Shiva ainsi que le diadème de Shodashî, rappelant qu’elle est un aspect de sa Shakti.
Shodashî représente tout ce qui est parfait, complet, harmonieux et en mouvement cyclique dans la manifestation.
Et elle va rester pour nous le rappel que nous devons cultiver en permanence la beauté innocente et juvénile de notre premier élan vers la spiritualité.

TRIPURA  SUNDARÎ « la belle des trois cités »

Légende des trois Cités.

Les âsura (entités représentant les forces d’obscurcissement) ayant expulsé les dieux (deva) du cosmos demandèrent à
Mâya (l’illusion), leur architecte, de construire pour eux trois forteresses volantes inexpugnables pouvant se mouvoir dans les airs mais aussi sur terre et sur les eaux. Une en or dans laquelle se trouvait un puits d’amrita, la liqueur d’immortalité. Une en argent, et la troisième en fer. C’est la Triple Cité (tripura).
Une fois tous les mille ans ces forteresses se rencontraient en alignement et étaient alors vulnérables à la destruction.
Shiva, ne pouvant tolérer que les forces d’obscurcissement aient la même puissance invulnérable que les forces de lumière, attendit mille années. Et du feu de son troisième œil il les détruisit en un seul jet, épargnant seulement Mâya (2).

Dans le corps humain, les trois « cités » peuvent représenter les trois nâdî principales, sushumnâ, celle du milieu, la plus précieuse, celle de la non dualité, enrobant le fil qui nous mène vers l’absolu (le puits d’amrita, d’immortalité). Les deux autres représentant idâ et pingalâ.
Si elles sont gérées par des forces antagonistes aux forces de lumière et aux forces d’évolution, le feu de Shiva doit les nettoyer. Ne restera que Mâya, l’illusion, qui survit à toute ascèse brûlante.

Tripura Sundarî est la puissance d’action de Shiva, sa Shakti, qui nettoie toutes nos structures de fonctionnement.
Souveraine des trois mondes (ciel, terre, espace intermédiaire) elle en pénètre toutes les expériences possibles en même temps qu’elle les transcende en totalité.
Elle représente les trois manifestations de l’énergie (les guna), les trois nâdî principales (idâ, pingalâ, sushumnâ), les trois phases de la syllabe sacrée OM (A, U, M), les trois niveaux de la parole, la triple activité cosmique : émanation, maintien, résorption, ainsi que les trois « formes » (mûrti) divines (Brahmâ, Vishnu, Shiva).
Elle est la souveraine des trois états principaux de la conscience : l’état de veille
l’état de sommeil avec rêves
l’état de sommeil profond
Elle est aussi le quatrième état (turiya) qui transcende tous les autres et est associé à la Pleine Conscience (samâdhi) et à la libération (kaivalya).

LALITÂ « la voluptueuse », « l’amoureuse »

Shodashî est une création toute de beauté, imprégnée des qualités joyeuses, légères, parfaites dans leur nouveauté, de la jeunesse.
Lalitâ y ajoute le goût du jeu érotique, de l’amusement sensuel. Ce jeu érotique qui est à l’origine de tout et qui imprègne tout.
Lalitâ est la joie amoureuse, l’ardeur et l’ivresse des sens qui remplit les trois mondes, tout ce qui est manifesté et ce qui ne l’est pas.
Elle est la puissance de l’éros.

Pour résumer.

Cette représentation est celle d’une déesse bénéfique, liée à la prospérité.
Comme les autres Mahâvidyâ elle garde les caractéristiques de la Shakti de Shiva (3ème œil, lune) et elle reste associée à l’impermanence et aux mouvements cycliques du monde manifesté.
Elle nous indique aussi que, loin d’être un obstacle, la sensualité peut devenir un support de spiritualité et d’évolution.

« Le moyen de parvenir à la suprême délivrance consiste à la désirer avec passion. A supposer que cette passion soit devenue totale et exclusive, aucun autre moyen n’est requis.
Mais là où le désir de délivrance demeure tiède et hésitant, tous les moyens du monde s’avèreront inefficaces… » (3)

Mais ces aspects, tout sympathiques et agréables qu’ils soient ne doivent pas masquer le redoutable pouvoir d’élimination qu’a Tripura Sundarî des forces de stagnation et d’obscurcissement dans lesquelles nous pouvons nous engluer et nous enliser.

Elle représente un contact avec la Conscience-Énergie dans la plénitude, contact que l’on peut maintenir si on ne relâche pas son attention, son acuité, et si on reste maître de ce tout ce qui peut nous ligoter.

Enfin, cette déesse de grande Sagesse a un quatrième nom. On la désigne aussi comme RÂJARÂJESHVARÎ (suprême déesse du roi des rois). Elle est, sous ce nom, la déesse tutélaire du SRÎ yantra (4), et son bîja mantra (son- semence) est Hrîm.
Cette Mahâvidyâ n’est donc autre que ÂDI SHAKTI, la déesse primordiale.

Les dix Mahâvidyâ sont des aspects de la grande Puissance Cosmique au cœur de la manifestation.
Elles sont posées là devant nous, aiguillonnant notre curiosité et ouvrant des champs de réflexion et de recherche. Chacune a un objectif particulier et se place comme modèle de certaines situations que nous avons à affronter dans notre chemin personnel. Mais il n’y a pas que des obstacles. Certaines sont là pour nous dire que le monde est aussi et surtout rempli de joie, de beauté et d’émerveillement. C’est le cas pour Shodashî.
Elles sont des « clefs » spirituelles, des fragments de la Grande Connaissance, nous devons les vivre comme tels et en faire notre miel.

« Le mental totalement détourné de la sphère de l’illusion, l’aspirant devient alors le créateur, le protecteur, et le destructeur du monde ; que dis-je, il ne fait plus qu’un avec l’Être cosmique.
Telle est la grande Upanishad de Tripura, déesse de la triple cité… »(1)

Notes :

(1) 108 Upanishads – trad. Martine Buttex – éd. Dervy

Dans les upanishad consacrées à Shakti (Rig Veda, canon Muktika), deux upanishad sont consacrées à Tripura, la « Tripura Up. » et la « Tripura Tâpinî Up. »

(2) Dans le Mahâbhârata se trouve un passage célèbre qui s’appelle « l’incendie de la forêt de Khandava ». Cette forêt-là représente le mental. Tous ses « occupants » sont brûlés par Agni et impitoyablement abattus par Krishna et Arjuna. Peu de monde en réchappe, mais, parmi les rares survivants, nous trouvons là encore Mâya, l’illusion, qui, nous disent les indiens avec beaucoup de lucidité, est ce qui résiste à tout et qui perdure coûte que coûte.

(3) Tripura Râhasya (doctrine secrète de la déesse Tripura) – chap. 20, p. 192– trad. Michel Hulin (éd. Fayard)

(4) Shrî yantra ou Shrî cakra : diagramme de méditation constitué de triangles imbriqués autour d’un point central, le bindu. Il représente le cosmos. Il est la matrice symbolique de la manifestation.

Marguerite Aflallo, Shodashï, janvier 2016.