QUELQUES NOTIONS DE « FAIRE » ET DE « NE-PAS-FAIRE » DANS LES YOGA SÛTRA DE PATANJALI.
Il y a quelque temps nous nous sommes penchés sur les tous premiers sûtras des Yoga Sûtra de Patanjali (du sûtra I,1 au I, 11). L’enseignement du yoga commence, nous dit Patanjali, avec cette assurance que pour vivre l’état de yoga, c’est-à-dire être reliés à notre profondeur, pour qu’émerge librement une conscience regardante, un témoin, qui est notre composante la plus secrète, il nous faut suspendre les agitations du mental. Avec leur incessante activité, ces mouvements du mental occupent de façon hégémonique tout l’espace de notre intériorité. Ils forment un voile et déteignent sur cette conscience regardante, la colorant de leurs propres caractéristiques et l’empêchant ainsi de s’installer « dans sa propre forme ».
Patanjali va privilégier cinq modalités du mental. Sélectionnées pour leur importance, leur complexité, leur puissance et leur ambiguïté, ces structures sont l’ossature de notre fonctionnement quotidien et sont à la fois porteuses d’expériences positives comme négatives. Pour apaiser cette agitation, Patanjali va nous orienter tout de suite vers une toute première piste pratique.
(Y.S. I,12) « Abhyâsa vairâgyâbhyâm tân nirodhah » – « leur suspension (s’obtient grâce à) une pratique persévérante et un esprit de non-attachement »
Abhyâsa, c’est l’exercice, l’étude, la pratique persévérante, la constance de trajectoire.
Notre pratique va donc devoir être persévérante, c’est-à-dire résolue et soutenue. Très concrètement, en situation posturale, n’abandonnons pas immédiatement une posture parce que nous n’y sommes pas très confortables ou bien parce qu’elle est d’un abord difficile. Mais aussi, ne rétrécissons pas le champ des postures possibles de peur de nous confronter à de nouvelles difficultés.
Enfin, ce chemin du yoga que nous avons commencé à emprunter, poursuivons-le. Sans cesse nous allons devoir être là, dans l’exercice, dans l’étude, totalement immergés dans notre démarche. Ce qui sort le yoga des simples exercices sur le tapis et le place dans une « pratique de vie » totale.
Vairâgya, c’est le non attachement, le lâcher prise, ne pas se laisser identifier avec, la liberté à l’égard de.
Pour installer Vairâgya, nous devons au préalable être pleinement conscients de tout ce qui est observable, en avoir la maîtrise, mais sans nous y accrocher, sans nous identifier à un « effort-force » comme disait Gérard Blitz, en cultivant la qualité d’observateur, de « témoin ».
Abhyâsa et Vairâgya sont inséparables et simultanés. Ce qui est souligné, grammaticalement, par le nombre duel. Les deux sont d’égale importance et interdépendants.
Pour pouvoir lâcher prise il faut avoir une prise. Cette prise-là c’est Abhyâsa, la pratique persévérante, être totalement et très sincèrement dans l’expérience, sans dilettantisme, tout en nous ouvrant à une autre dimension que celle du corps physique, à un autre espace. On lâche ce que l’expérience première, immédiate, pourrait avoir d’hégémonique, de limitatif, nous maintenant dans le cloisonnement. On laisse de la place pour que puisse émerger autre chose. Avec Vairâgya, on laisse un espace libre pour « ce qui voit en nous », pour ce que Patanjali appelle le Purusha, l’habitant de la cité.
ABHYÂSA
(I, 13) « tatra sthitau yatno’bhyâsah » – « en ce cas, Abhyâsa c’est un effort opiniâtre dans la stabilité »
(I, 14) « sa tu dîrghakâla nairantarya satkâra âsevitah dridhabhûmih » – « et cela n’est une base solide que si c’est pratiqué longtemps, avec continuité, avec ferveur et respect (prudence) »
Nous devons nous installer dans la pratique, nous dit Patanjali, en développant de la ténacité, sans baisser les bras, et avec zèle (autre traduction pour yatna, l’effort opiniâtre). Tout cela sans agitation, sans ruades, sans à coups, en installant et en maintenant une stabilité à la fois extérieure et intérieure.
Notre pratique va alors devenir un appui solide favorisant la suspension de l’agitation intérieure, à condition de pouvoir y rester un certain temps, sans interruption, tout en développant de l’enthousiasme et un grand élan intérieur. N’abandonnons pas à la première difficulté. Mais le maintien postural doit se faire de façon intelligente, sans violence, dans le respect de ce que l’on fait et de ce que l’on est. On respecte son corps, son souffle, on ne se blesse pas, on ne se violente pas. Respectons aussi la posture comme le bon artisan aime et respecte ses outils. Et même, plus que cela, car la posture est plus qu’une simple forme, c’est une porte au mécanisme délicat nous ouvrant vers d’autres champs de vécus, c’est un état. Cette pratique persévérante ne doit être en aucune façon une répétition stérile et mécanique des postures.
Chaque fois, installons-nous dans les postures comme dans un rituel personnel, avec respect et délicatesse. Avec la ferveur s’installent le plaisir, une joie immense, et une énergie créatrice sans cesse renouvelée, légère et puissante.
Le terme « longtemps » est relatif et dépend des individus, de l’ancienneté dans la pratique, et des circonstances. Nous devons être dans l’intelligence de ce que nous faisons et de ce que nous sommes. Le respect et la prudence doivent primer. Nous avons déjà là la notion de ahimsâ, la non violence, que l’on retrouvera plus tard, au deuxième chapitre, dans les yama.
Mais rien ne doit rester théorique, nous avons l’obligation de nous installer dans l’expérience. Cela concerne la posture elle-même, mais aussi la séance de yoga, qui va demander une certaine durée.
« Avec continuité » implique une ligne de conduite du yoga sans rupture. On ne fait pas du yoga trois jours pour s’arrêter ensuite trois mois, puis reprendre quelque temps et passer ensuite à autre chose. On ne papillonne pas, on garde le cap du chemin choisi, on garde le cap du yoga.
VAIRÂGYA
(I, 15) « Drishta ânushravika vishaya vitrishnasya vashîkârasamjnâ vairâgyam » – « En être maître, en avoir une totale connaissance, et (en même temps) être sans désir (soif) pour le champ de ce qui est vu et de ce qui est entendu, c’est vairâgya, le non-attachement ».
Vairâgya, c’est donc être totalement immergé, en connaissance de cause, en même temps que totalement détaché de l’emprise sensorielle qui nous porte vers l’extérieur (le vu et l’entendu).
Tout d’abord, nous devons être totalement conscients de tout ce qui est observable, au dedans comme au dehors, mais sans « soif ». La conscience est là, mais l’ « appétit », le désir pou ce champ d’expérience, diminue.
Nous retrouvons un des plus célèbres shlokas de la Bhagavad Gitâ :
(Bh.G., II, 47) « Tu as droit à l’action, mais jamais à ses fruits. N’accomplis pas l’action pour le fruit qu’elle procure, mais ne sois pas non plus attaché à l’inaction ».
et aussi :
(Bh.G., III, 6) « Celui qui domine ses organes d’action mais dont le mental se complaît dans le souvenir des objets des sens, celui-là s’égare dans l’erreur et la confusion ».
L’espace, le champ, de ce qui est vu et de ce qui est entendu s’applique aussi aux vâsanâ, aux imprégnations mentales inconscientes qui peuvent remonter au cours de l’expérience.
La posture sert aussi à ça. Elle nous permet d’observer toutes les sensations, les images, les pulsions, les émotions qui remontent à la conscience, en en ayant une connaissance claire et sans en être le jouet passif. L’état de témoin nous permettra de lâcher leur attraction, librement.
Vairâgya ne doit en aucun cas être abordé comme une sèche austérité, imposée par voie autoritaire. On s’enracine dans sa forme, puis, dans un mouvement de pratyâhara, de retour vers l’intérieur, on laisse la périphérie pour s’établir au centre. Ce n’est pas un voyage vers l’extérieur, mais un voyage vers l’intérieur.
Ace moment-là, l’état de nirodhah (I, 12), d’arrêt, de suspension des tourbillons intérieurs, se cristallise, se stabilise, et devient une dimension normale de la conscience.
(Y.S. I, 16) « tatparam purushakhyâter gunavaitrishnyam » – « Vairâgya, à son plus haut degré, c’est, par la prise de conscience du Purusha, devenir indifférent aux gunas ».
Ainsi nous lâchons tout d’abord les sollicitations immédiates (ce qui est vu et ce qui est entendu), puis le maintien de l’ouverture intérieure à une dimension plus large va favoriser le fait de ne plus être le jouet passif des composantes énergétiques et psychologiques habituelles, naturelles. Elles existent toujours, elles sont là, mais elles ne nous limitent plus, ne nous emprisonnent plus.
L’horizon s’ouvre, l’espace se déploie. Or, nous ne pouvons lâcher que ce que nous avons très lucidement expérimenté. Et ça, c’est abhyâsa.
L’expérience continue, persévérante, nous enracine profondément. Nous jouons de toutes les qualités de la manifestation, nous sommes très volontairement dans une expérience concrète et, en même temps, de façon consubstantielle, nous en sommes détachés, libres. Plus la « prise » sera totale, plus l’abandon sera total. Nous nous enracinons alors dans le drashtar, le Témoin, le pur observateur, et c’est l’état de samâdhi, la Pleine Conscience.
(Y.S. I, 3) « Alors, celui qui voit en nous s’installe dans sa forme propre »
(Y.S. I, 4) « Autrement il s’identifie aux mouvements du mental ».
C’est une dynamique de perception nouvelle qui nous amène à une nouvelle dimension de conscience.
Patanjali reprendra ce couple « Faire et Ne-Pas-Faire » plus loin, au tout début du deuxième chapitre. Nous y reviendrons dans une prochaine étude…
QUELQUES FRAGMENTS D’ABSOLU.
Le monde indien a toujours eu le goût de la spéculation métaphysique. Depuis les temps les plus reculés il a essayé de définir ce qu’est l’Absolu. En tentant de le nommer il a pu en développer un essai de compréhension et ainsi se l’approprier. En une tentative de catégorisation, des étapes ont été établies, des plus subtiles aux plus abordables :
TAT (Cela) : c’est la transcendance absolue, sans limites, sans attributs. C’est ce qui est inconcevable et innommable, hors de toute portée humaine.
BRAHMAN (l’Absolu)
cette Source de Vie, cette essence première, sera quand même, en un premier rétrécissement, nommée d’un nom neutre : Brahman.
Bien que non manifesté cet Absolu sera déjà qualifié. On va lui attribuer les qualités de : Sat (Être) – Chit (Conscience) – Ânanda (Joie absolue).
Brahman est la causa prima de l’univers. C’est une réalité intelligible, mais pas une réalité phénoménale.
Sous un facteur déclenchant, au cœur de cet Absolu, une polarisation vibratoire va s’installer au sein d’un noyau pulsant (bindu). Puis, dans le jaillissement premier, s’installera une dualité qui sera la caractéristique profonde et nécessaire de la manifestation. Mais cette séparation n’est qu’une apparence, une illusion (mâyâ). En réalité il n’y a pas deux entités distinctes (matière et esprit) et étrangères l’une à l’autre, de nature différente. Tout est conscience.
ÂTMAN (le Principe de Vie, immuable, universel) :
au plus profond du cœur des hommes se trouve ce principe. Cet Absolu c’est le Voyant, le Témoin dont nous parle Patanjali, le drashtar. Les Upanishads l’appellent « turiya », le spectateur, le pur sujet percevant.
PURUSHA (l’habitant de la Cité) : c’est l’Homme Cosmique d’un mythe de la création dont le démembrement crée tout ce qui existe. Il est l’Un qui émet le Multiple et qui reste en germe dans la création, donc aussi en nous-mêmes, les hommes. Purusha est une conscience individuelle indépendante des attaches de la nature, des mécanismes des gunas, dégagée des mécanismes du mental, et qui fait partie de la conscience universelle (Âtman).
ÎSHVARA (Être Suprême – maître – roi – Seigneur)
Sur un plan plus quotidien, quand les hommes veulent avoir une relation personnelle avec la transcendance, ils l’appellent Îshvara. C’est « LE » transcendant, que l’on peut nommer « Dieu » si nous sommes dans un processus dévotionnel.
Îshvara est un espace libre, un espace d’ouverture à des dimensions autres que celles de l’horizontalité. Il est un aspect plus familier, mais restant toujours non qualifié, du transcendant.
Ensuite, de façon beaucoup plus accessible, les indiens vont concrétiser en « formes » divines, les mûrti, cette transcendance. Ce seront les dieux familiers (Brahmâ, Vishnou, Shiva…) avec leurs caractéristiques propres, leurs parèdres, leurs montures, leurs attributs, etc…
Chaque dévot peut se tourner vers la « forme » avec laquelle il a le plus d’affinité, ce sera le dieu personnel (ishta devatâ) qui va rendre plus confortable le rapport des hommes au divin.
Marguerite Aflallo, « Faire et ne pas faire », mai 2013.