Matsyendra (2).

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Matsyendrâsana. Deuxième partie.

Dans le précédent article, nous avons abordé Matsyendrâsana. Continuons à présent l’étude de cette grande posture et ouvrons-nous un peu plus à sa compréhension.

QUELQUES PISTES D’APPROFONDISSEMENT…

Pour un certain nombre de pratiquants, le nom des postures reste anecdotique. Mais, de même que des liens secrets se tissent entre la mise en forme physique posturale, très concrète, et la totalité de notre individu, des liens tout aussi signifiants vont se tisser entre le langage du corps et celui du nom. Si cette posture porte le nom de Matsyendra, c’est, bien sûr, parce qu’un grand yogi a ainsi laissé son empreinte historique à travers cette forme posturale. Mais comme, malgré tout, le yoga n’entretient pas le culte de la personnalité, peut-être pouvons-nous penser que le nom lui-même donne des éclairages particuliers au vécu de la dite posture.
Ce nom est un composé de deux noms : matsya, le poisson, et Indra, le roi des dieux de l’époque védique.

MATSYA

Le poisson est un animal dont l’élément est l’Eau. Cet élément, nécessaire à toute vie, est associé à la fertilité (eaux matricielles), à la féminité, et, par extension, aux cycles lunaires, aux marées et à la Lune.
En tant que fluide, il est lié à tous les fluides de notre corps et aux courants énergétiques, particulièrement à la nadî Idâ qui a les qualités d’énergie de la lune.
Le poisson est aussi associé, de par son aspect vif, rapide et insaisissable, à la vivacité de l’esprit. Il peut sauter d’une action à une autre mais aussi rester immobile, fixe, avant de repartir avec agilité et promptitude.
Le poisson est aussi le premier avatar de Vishnu en « sauveur du monde ». C’est lui qui va avertir le Noé indien de l’imminence du déluge, lui qui va guider l’arche sur les flots, et lui qui, à la fin, va donner aux hommes le savoir originel (les Vedas) dans la conque marine, ainsi que le son primordial (le mantra OM).
Tout comme dans le christianisme, le poisson deviendra synonyme de Sauveur et aussi de Verbe Révélateur. Il sera l’instrument du chemin initiatique et des transformations spirituelles.

INDRA

Dieu guerrier majeur de l’époque védique, armé du Vajra (foudre), arme de jet fulgurante et brûlante, il est l’équivalent du Zeus grec. Il terrassera le dragon Vrita (résistance), le « bloqueur », le puissant obstacle qui entravait l’écoulement des eaux primordiales et retenait les forces de la vie au fond de la montagne.
Très fortement masculin, il est associé à Agni et à l’élément feu ainsi qu’à la nadî Pingalâ.
Dans les Vedas, Indra sera en dualité d’opposition avec Varuna, le dieu des eaux. Si Indra est un dieu solaire, Varuna, lui, est associé au nocturne, au ciel étoilé, à la nuit « lumineuse », la nuit porteuse des fruits de l’intuition et de la réflexion.

MATSYA + INDRA

L’énergie est comparable à l’eau. Comme l’eau que le froid fait prendre en glace, la léthargie l’immobilise et la fige dans la forme où elle se trouve. Avec la chaleur, elle va perdre de sa rigidité, la glace fond, l’eau retrouve sa fluidité et sa vivacité, elle coule, circule, s’adapte, elle se moule de façon dynamique dans son contenant. Quand la chaleur devient plus intense, elle va se transformer en vapeur et se diffuser en brûme légère dans le subtil.
Ainsi,la posture de Matsyendra, en activant les feux intérieurs va agir sur les fluides stagnants et sur les énergies bridées, ce qui amènera le pratiquant à passer de la rigidité où rien ne circule à un vécu fluide où tout coule, où on s’habite soi-même, et où on s’installe dans un état de plus en plus subtil. Et l’énergie étant toujours conscience-énergie, cela va alors favoriser la souplesse du mental, la limpidité de l’esprit et l’ouverture à un espace d’expansion.

Mais si dans la posture l’activation du feu intérieur va dissoudre les rigidités énergétiques, par ailleurs l’aspect eau, c’est-à-dire l’exigence de fluidité dans le maintien de la posture, va tempérer l’aspect combustion qui pourrait devenir « féroce » et redoutable. En brûlant plus que les impuretés, sources de stagnation, trop de combustion attaquerait le capital énergétique.
Matsyendrâsana est une posture comparable aux postures inversées qui préservent le capital énergétique tout en consumant les toxines accumulées dans le corps, particulièrement dans le fondement. Et ceci au sens propre comme au sens symbolique, avec la combustion des toxines accumulées dans l’inconscient.

LE RETOURNEMENT

En effet, outre l’action sur les polarités droite-gauche, il va y avoir une action sur la face avant et sur la face arrière, vécues comme opposées-complémentaires.

Notre face avant parle le langage du paraître. C’est elle que nous présentons en premier, c’est elle que nous maquillons. Et nous la modelons de façon à ce que les gens nous perçoivent tels que nous le désirons.
La face arrière est la face cachée, celle que l’on occulte, celle que l’on ne voit pas et que, très souvent, on ne veut pas voir.
Roger Clerc disait que nous sommes « des martelés du dedans ». Cela s’applique particulièrement à notre dos. Tout s’inscrit dans notre dos.
Les coups de boutoirs des douleurs affectives s’enfoncent jusqu’au fond de la poitrine jusqu’à bomber et bétonner la zone dorsale. Les dérèglements et les déséquilibres dans notre abdomen fragilisent les lombes et le sacrum. Les coups symboliques que l’on prend sur le crâne, la peur des responsabilités que l’on doit porter sur les épaules marquent les cervicales et les trapèzes.
Toute notre histoire personnelle est gravée dans notre dos.
Mais c’est aussi la partie forte de notre carcasse. Contre vents et marées notre dos résiste à tout et s’adapte à tout.

Avec Matsyendrâsana nous partons d’une situation « naturelle », habituelle, où notre regard est dirigé vers l’avant, regard qui contribue à notre choix de chemin, car il faut voir où l’on met les pieds. Le mouvement de la mise en place nous fait nous retourner, et notre regard intérieur va plonger dans cette face cachée, à la fois forte et vulnérable. Ce retournement sera intense et volontaire. On choisit de regarder derrière soi.
Si regarder devant signifie le présent en devenir, regarder derrière va nous placer dans un retour vers le passé, vers ce que nous avons déjà vécu. Pas vers un passé digéré, évacué, qui n’existe plus, mais vers ces lambeaux du passé, toujours vivants, qui nous courent après, ou plutôt que nous traînons derrière nous en fardeaux plus ou moins conscients.
Dans Matsyendrâsana, la torsion est la clef qui tourne pour ouvrir la porte du fond, celle derrière laquelle on a entassé pêle-mêle tout ce que l’on ne veut pas ou plus voir en nous. C’est le « cadavre au fond du placard », tout ce que l’on aurait dû éliminer, évacuer, qui, en pourrissant, se transforme en toxines, en poisons, et que le retournement fait remonter à la surface. La dynamique du retour ramènera vers l’avant, vers la lumière, à la conscience et au grand jour tout les poisons de notre psychisme et de notre affect.
Et ce sera le grand nettoyage.
En favorisant le grand nettoyage des toxines et des nœuds physiques qui bloquent la colonne vertébrale, entraînant un mauvais état général au niveau de la santé, le retournement favorise aussi (et surtout) le nettoyage de tout ce qui empêche la verticalisation. La verticalisation physique comme la verticalisation intérieure.

QUE NOUS DIT LA HATHA YOGA PRADÎPIK ?

(H.Y.P. I, 27) « Cette posture stimule le feu digestif, elle est l’arme puissante qui brise le cercle des maladies terribles. Sa pratique répétée confère aux hommes l’éveil de Kundalinî et la stabilisation du nectar lunaire »

Le feu digestif.

Le yoga insiste sur l’action essentielle du feu digestif, garant de la bonne marche de notre organisme et de la bonne santé du corps. Nos potentialités énergétiques sont liées à la qualité de nos digestions. Donc un bon feu digestif sera synonyme d’une bonne qualité d’énergie.
Traditionnellement, son centre énergétique, Manipûra cakra, est le pendant complémentaire de Ajna cakra, le centre du mental. Tous deux, s’alimentant l’un l’autre, sont des centres du vouloir et de l’action. Mais ce centre de base est prioritaire. Un dysfonctionnement dans Manipûra déséquilibre l’individu tout entier car, si « on n’a rien dans le ventre » tout en nous restera sans consistance, nous serons sans ressources, faibles et fragiles. Le pratiquant n’aura aucune vitalité pour être un « agissant ». Manipûra est le centre de la vitalité.
Le « souffle »(vâyu) propre à cette zone du corps est le souffle Samâna vâyu, l’énergie d’assimilation, mais ce lieu est lié aussi à Vyâna vâyu, l’énergie de distribution et à Apâna vâyu, l’énergie d’expulsion. Cette énergie du feu digestif irradie dans le corps tout entier et même passe la barrière de la peau qui devient alors souple, perméable et en bonne santé. Et le rayonnement physique va favoriser le rayonnement subtil.

La chaleur dégagée par le feu digestif se transformera en Tapas, l’ardeur, l’intensité nécessaire à notre pratique de yoga.
Et, le feu brûlant toujours vers le haut, cette énergie nourrira aussi Udâna vâyu, l’énergie de redressement, participant ainsi au flamboiement des énergies du cœur.
L’énergie d’action alimentée par cette zone deviendra de la volonté, du courage et de l’opiniâtreté, et l’énergie rayonnante développée par Manipûra générera de l’enthousiasme.
Ainsi, quatre des cinq « souffles » majeurs de notre organisme vont être concernés par l’activation de ce centre.

Agni, le dieu du feu, dieu tutélaire de Manipûra, prendra ici le nom de Vahni (celui qui porte les offrandes) ce qui lui confère une touche sacrée, sacrificielle, une connotation rituelle. Ce ne sera pas un simple brûlot mais un feu transformateur agissant sur les plans les plus profonds. En transformant la matière brute en quelque chose de puissant et de subtil, il devient feu alchimique, foyer de nos évolution et de nos transformations intérieures.
Le rôle traditionnel d’Agni est celui d’intercesseur entre le monde des hommes et celui des dieux. Le feu de Manipûra sera celui qui va nous permettre de nous transporter d’un état à un autre, d’un monde à un autre, il sera le Véhicule.

Le cercle des maladies terribles.

En même temps qu’elle stimule le feu digestif, la posture de Matsyendra, nous l’avons vu plus haut, renforce les défenses immunitaires et donc nous préserve d’un bon nombre de maux, tant mineurs que majeurs.
Mais aussi le cercle (cakra) des maladies « terribles » nous met sur la piste d’une programmation cyclique, récurrente, héréditaire.
Ce sont les fragilités, les potentialités de maladies dont nous héritons de par notre filiation et de par notre histoire, dont le développement peut être entravé grâce à la pratique de cette posture. Et nous retrouvons là une ligne de force propre au yoga, celle des « possibilités élargies ». Nous arrivons au yoga avec une histoire et des héritages, et sur cette base rien n’est définitivement clos, déterminé ni inéluctable. Tout peut évoluer.

L’éveil de la Kundalinî.

Comme nous l’avons vu précédemment (Infos Yoga n°90), l’activation équilibrée des deux nadîs, Idâ et Pingalâ, et la mise en torsion du rachis vertébral va stimuler la troisième nadî, Sushumnâ, celle qui se trouve à l’intérieur de la moelle épinière. Ainsi cette posture contribuera à favoriser l’éveil de cette énergie profonde dont l’activité est latente, à très bas régime, et qui, bien qu’étant le support de notre vie, demeure « assoupie » par rapport à sa puissance effective.
Son éveil va être plus que l’activation d’un circuit énergétique supplémentaire. Il va entraîner un dévoilement, un décillement, une conscientisation de tout ce qui en nous était dans la confusion.
Non seulement cette puissance de vie va aiguiser et accroître l’ensemble de nos capacités, mais elle va aussi, comme nous l’avons vu pour le retournement, nous permettre d’amener au grand jour les « poisons » inconscients, et de les digérer.
Tout ce que nous gardons de non résolu, tout ce que nous ne voulons pas voir, tout le passé, tout ce qui fait poids, tout ce que l’on traîne derrière soi, nous entrave et nous alourdit considérablement, tout cela sera nettoyé.
L’éveil de la Kundalinî sera à la fois un éveil, une compréhension et une connaissance de notre conscience psychologique en même temps qu’un éveil à la pure conscience, l’absolue, la primordiale.

(H.Y.P.IV, 64) « Adoration à toi, Sushumnâ, à toi, Kundalinî, nectar né de la lune, Manonmanî, Energie Suprême, qui n’est que Conscience »

La stabilisation du nectar lunaire.

Pour les indiens, nous naissons avec un capital énergétique donné, à nous de le gérer. Ce capital énergétique est symboliquement représenté par une certaine quantité d’un liquide d’immortalité, le Soma, stocké dans la tête. C’est notre réserve vitale. A chaque respiration s’écoule une goutte qui va être brûlée par le feu digestif, dans notre abdomen. Quand il n’y a plus rien en réserve, notre vie s’arrête. (dessin A)
C’est dire l’attention que l’on doit porter sur le souffle… Toute agitation, tout effort mal dosé, les émotions fréquentes et perturbatrices, tout cela contribue au gaspillage de ce nectar d’immortalité.
Dans l’anatomie symbolique, ce nectar est qualifié de lunaire et le feu digestif est, bien sûr, solaire.

(H.Y.P. III, 77) « Toute l’ambroisie qui s’écoule de la lune à la divine beauté est, sans en rien excepter, dévorée par le soleil et c’est pour cela que le corps est sujet à la décrépitude »

Mais un verrou est situé dans la gorge et contrôle ce débit. Quand la respiration se fait irrégulière et chaotique le verrou s’ouvre davantage et les « gouttes » tombent plus drues. Tout n’a pas le temps d’être brûlé et cela s’accumule plus bas, en toxines qui alourdissent, empoisonnent et encrassent l’organisme.
La stabilisation, sinon la suspension d’écoulement de ce potentiel vital est un des objectifs du yoga. Les techniques proposées sont le prânâyâma, les bandhas, les mudrâs, les postures inversées (voir Infos Yoga n°79) et…Matsyendrâsana.
Grâce à la torsion des cervicales, cette posture va « verrouiller » au niveau de la gorge toute déperdition vers le bas. Le « soleil » situé dans l’abdomen utilisera alors d’ autres combustibles et brûlera les déchets de toutes sortes.
En même temps, l’activation de la colonne, depuis le fondement, stimulera les énergies profondes en une fluide remontée vers le haut. L’union du « soleil » et de la « lune » (Pingalâ et Idâ), énergies latérales complémentaires, va optimiser les conditions nécessaires à la libre circulation dans la voie du milieu (Sushumnâ), c’est l’état de liberté.

EN CONCLUSION

Comme le forgeron qui a besoin du feu et de l’eau pour fabriquer un outil ou une arme solide et efficace, nous faisons de même avec Matsyendrâsana. Cet outil, cette arme, c’est nous-mêmes. Construite dans l’ardeur et la fluidité, l’expérience de cette posture forgera notre grandissement intérieur et fera de nous des hommes et des femmes à l’âme « bien trempée ».

Références :
- Hatha Yoga Pradîpikâ
Traduction Tara Michaël
Ed. Fayard

- Gheranda Samhitâ
Traduction Jean Papin
Ed. Dervy

Marguerite Aflallo, Matsyendra (2), mars 2013.