Matsyendra (1).

MatsyendraMatsyendrâsana. Première partie.

Tous les pratiquants de yoga savent qu’en entrant dans une posture notre vécu ne se limitera pas à une simple activation et mobilisation musculaire et articulatoire.
Si nous nous y ouvrons librement, d’autres résonances, d’autres compréhensions émergeront de ces mises en forme, et les postures deviendront de précieux outils de connaissance.
Parmi l’infinie variété posturale que nous offre le yoga il y en a qui sont, peut-être, plus immédiatement fécondes que d’autres. La posture de Matsyendra est une posture essentielle sur notre chemin. Elle l’est pour les deux traités que sont la Hatha Yoga Pradîpikâ et la Gheranda Samhitâ, et très certainement aussi pour tous les courants et toutes les écoles de yoga.
Il y a de grandes « familles » de postures : les équilibres, les inversions, les postures d’ouvertures, celles de fermetures, etc… celle-ci fait partie de la grande famille des torsions, et plus particulièrement des torsions en assise.

Avant-propos

De façon traditionnelle, chaque traité commence par rendre hommage aux transmetteurs de la lignée. Il apparaît comme une évidence de remercier ici Boris Tatzski qui, à travers son analyse remarquable de cette posture, nous a, il y a bien longtemps, ouvert les portes d’une compréhension affinée, intelligente et féconde de cet outil que l’on appelle « âsana » et de ce chemin qu’est le yoga.

LES ORIGINES

Matsyendra est un nom propre. Nous nous trouvons là face à une singularité car l’immense majorité des postures porte des noms se référant au monde animal, végétal ou minéral. Quelques unes portent le nom d’objets (chaise, table, arc, charrue…), d’autres des noms de dieux ou déesses (Hanûman, Parvatî, Shiva…). Précédemment nous avons amorcé une réflexion sur le nom des postures (« Combien de noms, combien de formes ? » in Infos Yoga n°73) et nous avons vu que rarissimes sont les postures qui portent le nom d’individus.
Alors, pourquoi Matsyendra ?
Deux origines sont proposées, l’une « historique », l’autre mythique.

Comme dans tous les textes traditionnels, au tout début de la Hatha Yoga Pradîpikâ, l’auteur, Svâtmârâma, salue la lignée des transmetteurs du savoir, depuis le tout premier jusqu’à la date de la rédaction du texte.
Le tout premier c’est Âdinâtha, le maître « spirituel » (nâtha) des origines, du commencement (âdi). Il s’agit de Shiva lui-même. C’est dire si on remonte loin !

H.Y.P. (I,1) « Je me prosterne devant le Maître Originel, Shrî Âdinâtha, par qui fut enseignée la science du Hatha Yoga.
Cette science glorieuse resplendit comme une échelle pour qui désire atteindre les cîmes du Râja Yoga ( la perfection en yoga). »

Puis, l’auteur commence l’exposé de cette « petite lampe » (Pradîpikâ) qui servira à éclairer le chercheur qui se trouve dans la confusion et l’égarement (H.Y.P. I, 2 et 3).

H.Y.P. (I, 4) « Cette science de Hatha, ceux en tête de qui sont Matsyendra et Goraksha l’ont connue. Par la grâce de cette lignée de guru, Svâtmârâma vint à la connaître »

Tout de suite après Shiva (Shrî Âdinâtha), l’auteur cite Matsyendra, puis toute la lignée des maîtres, soit une trentaine de noms…

H.Y.P. (I, 9) «…  et tant d’autres Mahâsiddhas (grands parfaits), ayant, par la puissance du Hatha Yoga, brisé la férule de la mort, se meuvent librement dans l’univers »

Ainsi donc, pour Svâtmârâma, Matsyendra est le tout premier yogi « historique », et il aurait atteint la perfection grâce à la pratique de la posture qui a gardé son nom.

On raconte aussi une légende sur comment le yoga est venu aux hommes, légende qui fait aussi de Matsyendra le premier des yogis (voir « la légende du yoga » in Infos Yoga n°60).

Mais, tout d’abord, voyons la pratique de Matsyendrâsana.

INSTALLATION DANS LA POSTURE

Nous sommes donc assis, les jambes allongées vers l’avant, le bassin bien placé de façon à ce que la colonne vertébrale reste tonique et dégagée vers le haut. Le genou droit va se replier vers le buste et le pied droit, passant de l’autre côté de la cuisse gauche, va se poser à plat sur le sol, son côté externe en contact avec la cuisse.
On peut laisser la jambe gauche allongée, en veillant à ce que le pied reste dans l’axe du tibia et ne s’incline pas mollement vers l’extérieur. Dans une variante plus exigeante, en la laissant en contact avec le sol, on replie la jambe gauche de façon à ce que le pied vienne à côté de la fesse droite, mais pas dessous pour ne pas déséquilibrer le bassin.
Ensuite, le bras gauche va s’enrouler, par l’extérieur, autour du genou droit, le creux du coude bien calé contre le genou, la main posée à plat sur la cuisse droite, le plus près possible du niveau de la hanche.
Dans une approche plus difficile mais plus classique, le bras gauche va passer par-dessus la cuisse droite et la main va coiffer le pied droit, sinon attraper la cheville ou le tibia, selon les possibilités. Dans cette position, le bras gauche reste très tendu, la zone de l’aisselle en contact étroit avec le genou.
La variante la plus ardue demandera de placer au préalable le pied gauche en lotus dans le creux de l’aine droite.
On reprend ensuite conscience de la colonne vertébrale en y replaçant la tonicité qui s’est peut-être un peu relâchée au cours de cette installation.

A présent, plusieurs possibilités de mise en place de la torsion s’offrent à nous, toutes en appui sur le souffle :

- en préservant toujours la tonicité de la colonne, et ce de façon impérative, conscients de la caresse du souffle dans les narines, on va, sur une expiration (que l’on privilégie dans la narine droite), amener le bras droit, en un mouvement semi circulaire, vers l’arrière à droite, la main ou le bout des doigts se posant sur le sol, assez près du bassin pour que le corps ne se penche pas en arrière et que la colonne reste dans la verticalité. Ce mouvement va alors mettre en place le buste dans une torsion « comme si on voulait faire passer l’estomac à la place du dos » (Gheranda Samhitâ II,22-23).
L’ancrage de la main au sol favorisera le maintien de l’ouverture de l’épaule et de l’hémi-thorax vers la droite. Il faudra veiller aussi à ce que les épaules restent à leur place et ne remontent pas vers les oreilles.
Enfin, en étant attentif à la verticalité de la colonne cervicale et à ses éventuelles difficultés, on tournera la tête vers la droite.

certaines écoles préfèrent mettre en place la torsion sur une inspiration, de façon à ne pas aller immédiatement trop loin, et ce dans le but de préserver au maximum une colonne lombaire fragile.

on peut aussi, toujours sur le souffle et en utilisant le mouvement du regard intérieur, installer la torsion vertèbre après vertèbre depuis les lombaires en remontant vers le haut pour terminer par la première cervicale et la tête. Ainsi, la mise en place se faisant sur un certain nombre de respirations permettra une installation très consciente et maîtrisée de la colonne vertébrale.

Une fois la torsion installée, la main droite peut glisser dans le dos, le long de la taille, paume vers le corps, et même venir accrocher la crête iliaque gauche.

Cette posture va être physiquement très exigeante, aussi sera-t-il nécessaire de la préparer de façon à en optimiser l’installation et le vécu.
Pour cela une série de Salutations au Soleil s’impose, de même que certaines postures statiques ouvrant la ceinture scapulaire, mobilisant le bassin et d’autres qui assoupliront et fortifieront la colonne vertébrale.

Les « fruits » de la pratique :

Les effets physiologiques de cette posture sont multiples :
il y a étirement des muscles des jambes, particulièrement des ischio-jambiers, du nerf sciatique et des muscles profonds des hanches et du bassin.
la compression des viscères abdominaux, du foie, de la vésicule biliaire, de la rate et du pancréas va activer le transit intestinal, l’écoulement de la bile et des sucs digestifs.
La compression des artères de l’abdomen, ralentit le débit sanguin vers les jambes, d’où une irrigation plus importante du petit bassin. Cette même compression, en chassant le sang vers le cœur, va en accélérer la circulation.
Le système lymphatique de l’abdomen sera lui aussi activé, d’où une amélioration des défenses immunitaires.
Le mouvement de rotation de la colonne vertébrale, comme une serviette ou une serpillière gorgée d’eau sale que l’on tord pour l’essorer et en faire sortir les impuretés, va installer une puissante stimulation-dégorgement de tout le rachis et, dans la dynamique du retour, l’afflux de sang nouveau oxygènera, nettoiera et alimentera tous les tissus. Les ganglions de la colonne et de la ceinture scapulo-humérale, et, bien sûr, la moelle osseuse et ses lymphocytes seront activés par cet essorage.
A un niveau plus externe, la posture agira sur tous les muscles vertébraux et ceux du dos, prévenant ainsi les lumbagos, les hernies discales et divers rhumatismes.
L’essorage de la colonne va aussi stimuler tout le système nerveux ortho-sympathique qui s’étage tout le long de la moelle épinière, système favorisant la bonne marche des fonctions végétatives du corps, de même que son antagoniste, le système nerveux parasympathique qui, lui, se situe au niveau de la nuque et de la région lombo-sacrée, et qui mobilise les ressources du corps face aux urgences.
Cette importante action sur ces deux systèmes, de même que son action sur les barrières de défenses du corps que sont les très nombreuses chaînes ganglionnaires, nous fait prendre conscience de l’importance majeure de la colonne vertébrale, véritable arbre de vie de notre organisme.

Les polarités:

D’un point de vue énergétique, comme les torsions sont des postures « par moitié », elles agissent de façon privilégiée sur nos polarités latérales, et, particulièrement, sur deux grands circuits énergétiques (nadî) que l’on appelle Idâ et Pingalâ. Ces courants d’énergie partent de la zone racine de notre corps et montent en un mouvement spiralé, s’élevant de part et d’autre de la colonne vertébrale, pour aboutir respectivement dans la narine gauche (Idâ) et droite (Pingalâ). Ils sont qualifiés de « lunaire » (Idâ) et « solaire » (Pingalâ), leur élément symbolique étant, respectivement, l’Eau et le Feu. Cette ascension spiralée (classiquement, trois tours et demi) permet un meilleur équilibre et une répartition plus harmonieuse de ces deux énergies complémentaires tout autour d’une nadî centrale, sise au cœur de la colonne, la nadî Sushumnâ, à la base de laquelle se trouve la Conscience-Énergie primordiale que l’on appelle Kundalinî (« l’enroulée »), énergie « assoupie » qu’il s’agit d’activer, d’ « éveiller ». La dynamique de sa remontée vers le haut, vers le sommet du crâne, correspondra à un éveil à notre unité, à notre plénitude, à notre conscience : « Adoration à toi, Sushumnâ, à toi, Kundalinî, nectar né de la lune, Manonmanî, Énergie Suprême, qui n’est que Conscience » (H.Y.P . IV, 64).
Nous sommes là dans un système énergétique plus subtil que celui des autres nadîs, les méridiens « grossiers », qui ont une action essentiellement physique, et que l’on connaît par le biais de l’acupuncture.
Tout ce qui a les qualités du Soleil (HA) et tout ce qui a les qualités de la Lune (THA), participent du grand jeu des gunas, cette énergie triphasée qui imprègne toute la manifestation : Rajas guna, l’énergie d’action, d’expansion, mais dont l’excès devient de l’agitation et de la dispersion, Tamas guna, l’énergie de cohésion, celle qui va vers l’intérieur, la réceptivité, mais dont l’excès devient apathie, lourdeur, et ignorance, et Sattva guna, l’énergie d’équilibre, d’intelligence et de lumière.
Par une action équilibrée sur HA et sur THA, sur les sensibilités « solaire » et « lunaire », ce qui se produit avec Matsyendrâsana, nous établissons un lien conscient avec ces deux sources de lumière et de qualité de vie, en association, sans que jamais l’une élimine l’autre. L’expérimentation de ces deux polarités va nous permettre de plonger successivement dans des aspects de nous-mêmes que nous vivons souvent comme contradictoires. Un vécu égal d’un côté et de l’autre va les harmoniser et les équilibrer, avec la particularité que, dans cette posture, cette harmonisation va aussi de pair avec un travail en diagonale haut-bas. En effet, quand le haut du corps à droite est en ouverture (thorax-épaule), le bas (abdomen-jambe) à gauche le sera aussi, et vice-versa. A cet équilibrage en diagonale haut-bas s’ajoutera un autre équilibrage, celui de la face avant et de la face arrière, car la mise en torsion, en spirale, amène un fort mouvement du corps avant-arrière, et arrière-avant.

La spirale :

La spirale mise en place dans Matsyendrâsana va reproduire la spirale de vie que l’on retrouve dans tous les états de la matière, de l’infiniment petit (spirale de l’ADN) à l’infiniment grand (galaxies, nébuleuses), en passant par les boucles des cheveux, la coquille des escargots, l’eau qui s’écoule dans le lavabo, les spires de la vigne, les cyclones, etc… La spirale est le signe manifeste du vivant.
Avec la mise en place consciente de ce mouvement spiralé nous nous installons en accord total avec le grand mouvement de l’énergie universelle.
Figure hélicoïdale, la spirale, sans interruption, va marquer une continuité cyclique et progressive, avec un changement de niveau à chaque passage. Pour les indiens, traditionnellement, elle est la figure qui relie la vie à la mort et la mort à la vie, chaque niveau étant porté par la dynamique et les expériences du précédent. Et ceci au niveau macroscopique (la succession des univers et des manifestations) comme à l’échelle humaine.
La spirale de l’ADN, au cœur de la matière, détermine notre vie et nos composantes physiques. En installant Matsyendrâsana nous reproduisons « macrocosmiquement » cette spirale. Ce retournement spiralé sera une plongée aux sources mêmes de la vie. Mais, si la spirale de l’ADN semble être fixe et déterminée dans ses composantes (même si nous ne les connaissons pas toutes), la mise en place de la spirale dans cette posture va favoriser bien sûr la montée et l’équilibrage de l’énergie vitale, mais aussi, cette mise en place LIBRE et VOLONTAIRE sera le pendant, en « double » subtil, de la structure de l’ADN où toutes les potentialités de conscience inscrites en nous vont pouvoir s’activer et se déployer librement.
Matsyendrâsana va favoriser le déploiement et la croissance de notre conscience.

(à suivre…)

Marguerite Aflallo, Matsyendra (1), janvier 2013.