Les MahâVidyâ, deux formes de la Devî : Dhûmavatî (deuxième partie).


Précédemment, nous nous sommes penchés sur la déesse KÂLÎ, aspect rebelle et courroucé de la Devî, la grande déesse primordiale, que l’on appelle aussi SHAKTI. La Shakti est la puissance d’action de l’Absolu quand le désir de la multiplicité le fait se projeter dans l’expérience de la manifestation.

Apparemment aux antipodes de KÂLÎ, il existe un autre aspect de la Grande Puissance Cosmique, sous la forme d’une autre déesse, DHÛMAVATÎ, « celle qui exhale la fumée (ou le brouillard) ».

DHÛMAVATÎ se présente comme une vieille femme décharnée, vêtue de haillons, mais assise sur un char royal, un corbeau (ou une corneille) juché sur l’épaule, sur un étendard ou sur le faîte du char. Elle n’a « que » deux bras. Dans la main gauche, elle tient un tamis, et la droite fait la mudrâ ABHAYA. Cette mudrâ est le sceau de la protection. Ce geste indique que l’on accorde sa protection car, en se diffusant par la paume de la main ouverte, le rayonnement du cœur va protéger, en l’enrobant d’amour et de lumière, la personne qui se trouve devant. Mais aussi, celui qui fait cette mudrâ est lui-même protégé par le bouclier de l’ouverture de son coeur. C’est la totale absence de crainte et la confiance absolue dans la démarche entreprise.

Le corbeau, bien qu’étant l’oiseau des champs de batailles et de crémations, donc associé à la guerre et à la mort, est aussi un animal d’une grande intelligence et longévité en même temps qu’il est l’oiseau « alchimique » symbolisant, après être passé par l’épreuve du feu, la transmutation du plomb en or, c’est-à-dire la transformation de ce qui en nous est lourd, obscur et opaque, en une richesse intérieure faite de lumière.

Le tamis est un filtre qui sert à séparer le bon grain de l’ivraie.

Ainsi, Dhûmavatî va être là pour nous aider à discriminer, à discerner entre l’illusoire, le contingent et l’essentiel. Et cela en toute tranquillité, sous la protection du bouclier d’ABHAYA mudrâ.

Cette vieille femme au visage marqué par le temps et les souffrances n’a rien d’attractif, mais son assise, une jambe pendante, l’autre nonchalamment croisée, nous la rend plus familière, moins solennelle et hiératique que d’autres aspects de la Devî.

De même que Kâlî a comme « monture » Shiva, Dhûmavatî est portée par un char entièrement couvert d’or. L’absence de chevaux nous indique que c’est elle-même qui est la force de traction, d’avancée de ce véhicule, et que ce char c’est sa structure intime qui, par-delà une apparence humble, dépouillée et éprouvée, est solide et royale.

Si Kâlî nous plonge dans une face obscure et noire du réel, rempli de violence et de destruction, Dhûmavatî nous en fait aborder les aspects misérables. Car elle va représenter la malchance et les situations négatives de la vie : la tristesse, l’abandon, la solitude, la pauvreté, la déchéance physique de la vieillesse. Elle s’adresse aux défavorisés de la vie, alors que Kâlî, elle, s’adresse aux grands blessés.

Dhûmavatî va nous apprendre à ne pas refuser ces aspects de l’existence et à pouvoir les utiliser comme « véhicules ».

C’est en triant, en passant au peigne fin de la discrimination toutes les facettes de la vie, même les plus ordinaires et les moins spectaculaires, que nous allons apprendre à voir au-delà de la décrépitude tout autant qu’au-delà de la beauté formelle, afin de sortir des idées préconçues, des préjugés et de tous les impératifs de mode, et même « faire notre miel » des difficultés et des tourments de l’existence.

Dhûmavatî met aussi l’accent sur ce qui, dans notre vie, nous place dans des situations « enfumées », celles où nous sommes « dans le brouillard », quand nous ne voyons pas grand chose de bien clair se dessiner autour de nous. Contrairement aux apparences, ces moments-là seront tout autant d’occasions de faire le tri dans nos habitudes de fonctionnement, dans nos relations, et de passer au crible de la discrimination tous nos conformismes.

Elle va aussi enrober de brouillard et de fumée les multiples illusions dans lesquelles nous nous complaisons, nous faisant comprendre qu’elles ne sont que « du vent ». Ainsi, en rendant opaque une certaine réalité extérieure, elle nous obligera à tourner notre regard vers ce qui est en temps ordinaire occulté et voilé, notre réalité intérieure.

L’aspect humble de Dhûmavatî, par contraste avec la richesse et l’opulence des autres déités, nous la rend moins séduisante. Car même Kâlî, bien que « vêtue d’espace » (digambari), reste couverte de bijoux et garde sur la tête la tiare royale des dieux. Cela nous oblige donc à reconsidérer nos processus de fonctionnement par rapport aux représentations du sacré, et à voir que, si tel est le cas, le penchant que l’on peut avoir pour tel ou tel aspect du divin n’est rien d’autre qu’un simple attrait esthétique superficiel.

Mais, surtout, avoir une apparence anodine, banale, voire terne, peut être, pour nous, si nous sommes dans le flamboiement d’un charisme yoguique, un vrai « darshana », une direction de recherche, une ascèse, qui va nous permettre de vaincre un très subtil et pernicieux orgueil de classe « spirituelle ».

Passer inaperçu nous renvoie au sûtra III,21 des Yoga Sûtra de Patanjali. En effet, parmi les « modifications » qu’amène la pratique continue de ce qu’il appelle « samyama »(la totale maîtrise), l’une d’elles est la capacité de ne pas être vu.

Plus qu’une invisibilité par transparence du corps, il va s’agir, pour nous, d’une volonté d’effacement, car vouloir capter l’attention des autres, par exemple dans une assemblée, va signer fragilité et dépendance vis-à-vis d’autrui, ce qui est incompatible avec des vécus de Pleine Conscience.

La simplicité et la modestie qui nous interpellent avec Dhûmavatî sont aussi de nécessaires qualités développées par « pratyâhâra », le retrait vers l’intérieur, passage clef vers les grands élargissement possibles (Vibhûti Pâda). Ce retrait doit passer par une prise de conscience de notre appréhension au monde et de notre place dans le monde.

Si nous resserrons l’expansion vers l’extérieur, nous pouvons nous installer plus largement dans notre espace intérieur et passer, en un mouvement continu, vers d’autres expansions, celles qui nous intégreront dans la totalité de l’existant.

C’est aussi un des messages délivré par l’apparence humble et effacée de Dhûmavatî.

Comme Kâlî, qui va nous offrir, sous son aspect radicalement destructeur, l’opportunité d’une imparable puissance de construction, Dhûmavatî est notre vraie chance pour reconnaître MÂYÂ, le pouvoir de l’illusion, et traverser ainsi le brouillard de l’ignorance. Elle va nous permettre de passer de AVIDYA (le « ne pas vouloir voir ») à VIDYA, la Sagesse-Connaissance.

Il va falloir « mourir au vieil homme » (ici représenté par une « vieille femme ») pour transmuter, et naître à notre vraie et royale dimension intérieure.

Alors, non seulement, sur un plan de vécu ordinaire, Dhûmavatî va nous rappeler l’illusion de la pérennité de la jeunesse, de la joliesse, des apparences, des possessions matérielles, mais aussi, de façon plus complexe, elle va nous faire plonger dans le nécessaire abandon de l’illusion des apparences dévotionnelles.

Cette dimension authentique ne s’acquerra que par un dépouillement vrai, à la fois humble, simple et discret.

Dhûmavatî se trouve être une énergie sœur par rapport à Kâlî. En tant que « veuve », elle se trouve séparée de sa partie enracinée dans l’Absolu. En effet, l’autonomie ravageuse de Kâlî trouve sa force dans le contact permanent avec Shiva. Ici, le lien est coupé. Et c’est une situation dans laquelle tout chercheur de l’intériorité peut se trouver confronté. La beauté et la richesse d’une ouverture vers l’Absolu font brusquement défaut, c’est la nuit obscure de l’âme.

Avec Dhûmavatî, Shiva s’est retiré. Un espace libre s’ouvre pour le pratiquant. Un espace où, plus subtilement que quand il est en prise avec les forces Kâlî, où il n’y a pas d’autre choix que la lutte pour la survie, là il a l’entière responsabilité de sa démarche.
Cet espace représente la réalité spirituelle sans support, à un niveau antérieur à la dualité Shiva-Shakti.

Cet espace est l’espace ultime, celui où toute « vieille » femme et où tout « vieil » homme se doivent d’accéder après avoir vanné, trié, passé au crible ce qui se présente sur la route, protégés par la puissance de leur démarche et de leur conviction, après avoir transformé le plomb de l’ignorance, des mensonges, des illusions, en une riche avancée, solide et lucide.

Cet espace est celui de la Toute Conscience, TAT, Cela qui n’a pas de nom et qui ne s’appréhende que par la Lumière et la vibration du Silence.

POUR CONCLURE.

Avec Kâlî et Dhûmavatî, nous voilà avec deux aspects de la Puissance de la Devî dans la manifestation, aspects qui nous plongent dans des pans difficiles et douloureux de la vie, et ce à tous les niveaux.
Elles personnifient toutes les épreuves possibles auxquelles nous pouvons être confrontés, en même temps que les forces d’émergence de ces mêmes épreuves.
Ces deux déités sont là pour nous rappeler que dans la vie tout peut arriver, mais que chaque situation qui nous plonge dans la difficulté ou le malheur va être une opportunité pour évoluer et nous transformer profondément.

Que nous soyons simplement désemparés, éprouvés ou complètement effondrés par les coups du sort, la puissance de la vie porte en elle force et espoir.
Kâlî et Dhûmavatî nous indiquent que subir et baisser les bras sont à abolir, et qu’il faut avoir confiance en nos forces profondes.

Parce que cette Énergie Première, cette puissance de vie qui est aussi Plénitude et Lumière, que ce soit sous son aspect de guerrière flamboyante ou de femme humble, modeste, réservée, selon les circonstances, nous la portons tous en nous.

Car nous avons dans nos mains toutes les armes « divines », tous les boucliers, tous les moyens pour sortir du brouillard, faire le tri, et pour choisir un chemin d’authenticité et de beauté, une voie qui, même modeste et anonyme, sera royale.

Marguerite Aflallo, « Deux formes de la Devî : Dhûmavatî (deuxième partie) », juin 2012.