
La TRIMÛRTI.
Une des caractéristiques culturelles de l’Inde, caractéristique qui nous interpelle particulièrement, nous, occidentaux baignés de cultures monothéistes, c’est la profusion des divinités qui peuplent le monde indien.
Parmi tous ces dieux, il en est trois qui, dès l’âge classique, vont s’imposer comme ce qu’on appelle la TRIMÛRTI, c’est-à-dire les trois formes, les trois incarnations de l’Absolu dans la manifestation :
BRAHMÂ, le créateur
VISHNU, le préservateur
SHIVA, le destructeur
Directement plus accessibles pour la plupart des gens que les principes plus métaphysiques de BRAHMAN, de PURUSHA ou même d’ÎSHVARA, car représentés de façon anthropomorphique, ces trois dieux sont dotés de qualités qui sont propres à la manifestation.
En particulier, ils vont représenter le jeu des grandes forces universelles que l’on appelle les gunas : à Brahmâ va correspondre le guna RAJAS (énergie de dynamisme, de mobilité, d’expansion), à Shiva va correspondre le guna TAMAS (énergie de pesanteur, d’opacité, d’obscurcissement), à Vishnu va correspondre le guna SATTVA (énergie d’équilibre, de légèreté, de lumière).
Ils vont aussi être associés aux processus qui gèrent toute existence :
Le tout début, la naissance (Brahmâ), le maintien, la préservation (Vishnu), et la fin de toutes choses, la destruction (Shiva).
Tous les dieux font partie du grand jeu de la manifestation, mais dans un degré plus accompli, plus subtil, plus « divin ». Ils sont d’ailleurs soumis eux aussi aux grands cycles des morts et des renaissances.
Dans notre démarche du yoga, nous passons de façon incontournable par une confrontation avec les différents aspects de notre individu (physique, énergétique, psychologique, spirituel). Et ces multiples facettes, nous allons les vivre en une expérience unique, dans leur globalité, à travers la posture et le souffle. De même, analogiquement, si nous nous ouvrons à l’analyse de ce qu’ils représentent, les dieux et les déesses vont être tout autant de « postures » symboliques qui vont nous permettre d’aborder toutes les composantes humaines et toutes les épreuves auxquelles nous pouvons être confrontés, nous suggérant des lignes de conduites pour que nous puissions mieux nous diriger dans la jungle de la vie.
De façon plus « parlante » que la profusion et la multiplicité du vivant, ils représenteront tout autant d’éclairages de la transcendance dans la manifestation et tout autant de propositions pédagogiques pour nos questionnements.
Les caractéristiques de chacun de ces dieux vont pouvoir se lire et s’interpréter à travers leurs attributs, la position de leurs mains (mudrâs), leurs montures et divers autres détails représentés dans l’iconographie classique.
Mais surtout, à l’image du couple primordial SHIVA-SHAKTI (ou PURUSHA-PRAKRITI), polarisation à l’initiale de tout processus de manifestation, où Shiva représente la Conscience-Énergie qui reste dans la plénitude, et Shakti, la Conscience-Énergie tirée vers l’action, vers le devenir, chacun de ces dieux masculins va être inséparable de sa shakti, de son double féminin.
À Brahmâ va correspondre la déesse SARASVATÎ, et à Vishnu la déesse LAKHSHMÎ. Quant à Shiva, sa parèdre sera triple : PÂRVATÎ, DURGÂ ou KÂLÎ, selon l’orientation de sa puissance d’action. Mais toutes ces shaktis ne sont que des émanations de la MAHÂ DEVÎ, la Grande Déesse, la Shakti suprême, source de toute réalité, l’Absolu dans la manifestation.
KÂLÎ
Si toutes ces déesses sont représentées comme de belles femmes splendidement et richement coiffées, habillées et parées, leur visage empreint de sérénité et de douceur, il en est une qui va rompre radicalement d’avec cette conformité rassurante, c’est la déesse Kâlî.
Nue, échevelée, ceinturée de trophées dégoulinants de sang (bras, mains et têtes fraîchement coupées), dans ses multiples mains, elle brandit toutes les armes et attributs des grands dieux (sabre, massue, arc, disque tranchant, glaive, trident), y compris la conque, précieux réceptacle du pranava (1), dont le son paralyse. D’autres mains tiennent un bouclier protecteur, une coupe pleine de sang, et une tête d’homme décapitée.
Sa peau est sombre, comme celle de Shiva, et même si ses yeux sont exorbités, et si elle tire une langue sanglante et démesurée, elle demeure très belle. Comme Shiva, elle a le troisième œil ouvert sur le front.
Dans l’environnement apocalyptique d’un champ de bataille jonché de cadavres, elle danse frénétiquement sur le corps de Shiva endormi.
À l’origine, quand, baissant les bras devant les forces destructrices des asuras (2), les puissances obscures, tous les dieux étaient prêts à abandonner la lutte, car chaque goutte de sang de ces démons les faisait se multiplier, alors, générée par le courroux de la Devî, la déesse Kâlî jaillit du front de Durgâ pour libérer le monde des forces malfaisantes.
Une fois son exploit accompli, loin de disparaître, elle est restée présente, pleinement autonome, la fureur de son énergie librement déployée, ravageant, dévorant et détruisant tout. Elle, la force obscure présidant à tous les massacres, à toutes les morts, les violentes, les absurdes, les incompréhensibles, les insupportables.
Elle, la dévoreuse, issue des cauchemars les plus souterrains, force noire abyssale engloutissant tout, jusqu’à sa partie masculine, KÂLÂ, le Temps lui-même, dont elle est la puissance.
Mais cette même Kâlî, qui représente les peurs les plus archaïques des hommes, est aussi adorée comme la Mère divine, celle qui éloigne les craintes, la protectrice, celle qui accorde la libération.
Loin d’être comme DHUMAVATÎ, la « veuve » (cf.2ème partie au prochain numéro), vieille, décrépite, décharnée et triste, sans son alter ego masculin Shiva, de même que Shiva sans Shakti n’est que « shava », un cadavre, la beauté de Kâlî est liée à la plénitude de Shiva dont elle est l’arme secrète.
Comme nous l’avons vu précédemment, au même titre que Pârvatî ou que Durgâ, Kâlî est un des aspects de Adhi Shakti, la Shakti Primordiale, la Conscience-Energie qui émet et déploie les mondes, pendant que son double, l’Absolu, Shiva, demeure dans la plénitude de la Toute Conscience.
Dans l’iconographie représentant Kâlî, Shiva est toujours là, couché sur un lit de fleurs, dans l’attitude du dormeur tranquille, abandonné, confiant, souvent une main sous la tête et une jambe repliée, laissant se déployer la fureur de sa shakti qui le piétine.
Classiquement, on analyse cette attitude comme une interposition protectrice de la part de Shiva entre la fureur destructrice de Kâlî et la terre qui serait alors en péril. On peut aussi penser que ce piétinement sur Shiva n’est pas un simple écrasement mais un contact dynamique du Pouvoir qui crée et résorbe l’Espace et le Temps, la Shakti, gardant son unité essentielle avec l’Absolu par la plante des pieds, les racines les plus concrètes, celles de l’ancrage dans la manifestation.
KÂLÎ RÂTRI, la nuit de Kâlî.
Car c’est dans la manifestation que se déploient ces puissances destructrices et dévastatrices. Et cette apparente déviance absurde et perverse de l’Énergie Primordiale, de cette énergie qui a structuré les mondes et les créatures avec une infinie intelligence, va exploser quand l’obscurité est déjà là, c’est KÂLÎ RÂTRI, la nuit de Kâlî.
Il ne s’agit pas de l’obscurité de la nuit physique qui, pour l’homme primitif, était porteuse de tous les dangers, ceux venus de l’extérieur (animaux sauvages ou groupes ennemis) comme ceux venus de l’intérieur (rêves, cauchemars). Il ne s’agit pas non plus de l’obscurcissement dû à la fin d’un cycle cosmique, car c’est alors Shiva lui-même qui, avec PASHUPATA, l’arme « sans retour, sans pitié, sans pardon » (M.H.B.) (3), détruit les mondes.
Mais, paradoxalement, c’est une obscurité, ou plutôt un obscurcissement, généré par l’homme lui-même.
Kâlî est là pour nous rappeler que, quand nous nous installons confortablement dans le « ronron » d’une vie familiale, sociale et religieuse conformes, quand nos objectifs dans la vie ne dépassant pas ceux du bien-être matériel sont uniquement limités à toutes les jouissances de l’existence, nous relâchons notre vigilance sur le jeu incontournable de l’impermanence, et, dans notre assoupissement bienheureux, nous nous masquons à nous-mêmes l’essentiel.
C’est à ce moment-là que tout peut être sauvagement balayé par les forces Kâlî.
Alors, impossible de se raccrocher à aucune des structures qui donnent un sentiment de sécurité et de stabilité, à aucun dogme, à aucune assurance affective, à aucune vérité établie.
Avec Kâlî, pas d’habillage, pas de masques, seule la nudité.
Ses cheveux sont libres et balayent l’espace comme autant d’antennes subtiles.
Dans la société indienne policée, pour les femmes, avoir les cheveux non coiffés, non attachés, marque la période menstruelle. Ainsi, toute femme va-t-elle se retrouver régulièrement en rupture par rapport au quotidien, en même temps que plongée plus profondément dans le cycle de la vie.
Pour les indiens, les cheveux libres sont aussi la marque des sociétés sans « culture », ce qui nous fait revenir au tout début de l’humanité, en un temps antérieur à toute civilisation. Kâlî nous renvoie ainsi aux racines de l’humain, dans cet état premier non encore « revêtu » par les structures sociales, en ces périodes où les individus étaient le plus fortement en phase avec les rythmes de la vie.
Ainsi, l’image échevelée et nue de Kâlî nous suggère que tout individu, homme ou femme, devrait « consciemment » mettre en place des ruptures dans la trame routinière, afin de jouir d’espaces de liberté et de profondeur.
Avec Kâlî, plus de mots, mais le rugissement premier. La langue largement étalée hors de la bouche va marquer l’immobilisation de l’outil de la parole. Le hurlement qui semble l’accompagner va sabrer un à un chaque phonème. Ces phonèmes, racines de toute parole, issus du souffle premier, sont enfilés en collier de crânes autour de son cou. Comme Shiva, elle en est la maîtresse. Elle va les résorber un à un, rendant ainsi volontairement impossible toute communication ordinaire, horizontale, afin de pouvoir revenir au Verbe antérieur, à l’essence de toute parole.
Chaque forme agissante de la manifestation humaine, symbolisée par les bras et les mains, est coupée, sabrée de ses attaches physiques, de son corps, de même que les têtes représentant le mental qui les régente. Et chacune de ces formes va être résorbée et portée en guirlande autour de la taille de l’impitoyable Kâlî.
Sur la lame sanglante du sabre-faucille qu’elle brandit se trouve le troisième œil de Shiva, cet œil qui foudroie l’ignorance et s’ouvre vers la Connaissance.
Sous cette apparente violence guerrière odieuse et stérile, la puissance de Kâlî nous aspire en un lieu sans voiles, sans dissimulation, sans paroles, sans pensées, sans actions, afin de nous ouvrir à la Connaissance et à la Claire Vision.
Kâlî existe pour que l’on ne puisse jamais ignorer que cette puissance destructrice est toujours là, prête à s’abattre comme une tempête et à ravager les existences les plus paisibles.
Avec Kâlî, plus de complaisance, aucune illusion. Tout est laminé avec l’œil de la lucidité et de la conscience sur la lame de son couperet.
Kâlî sabre tous les fondements qui structurent une vie d’honnête homme. Avec Kâlî, l’amour physique, délice des délices, est consommé avec la terreur souterraine de la dévoration.
Avec Kâlî, la mère devient ogresse. Si elle donne la vie, elle la reprend, c’est son droit. Avec Kâlî, les règles de justice, de fraternité et d’humanité qui équilibrent les sociétés, peuvent voler en éclat, et ces mêmes sociétés s’enfoncer dans la barbarie.
Qu’elle soit adorée n’est pas une marque de folie, mais la conscience que toutes les épreuves, toutes, portent en elles la lumière.
Car elle détruit aussi ce qui peut nous anéantir totalement, ces forces de l’ignorance et de l’obscurité qu’elle a décapitées, forces symbolisées par la tête coupée dans sa main, et dont elle porte aussi le fluide vital, dans le bol plein de sang.
Et tout cela, pour que, tout au fond du désespoir et de la douleur, là où tout semble sans issue, ne reste qu’une bascule possible… » la blessure laisse passer la lumière » dit un proverbe soufi.
Et plus profonde et impitoyable aura été la destruction, plus forte, solide et lumineuse pourra être la remontée et la reconstruction.
Mais c’est un pari. Et ce pari est ce qui laisse le champ de notre liberté largement ouvert.
Tel est le cadeau de Kâlî.
À suivre…
Marguerite Aflallo, « Deux formes de la Devî : Kâlî (première partie) », avril 2012.
NOTES :
(1) – le pranava est le nom générique pour la syllabe mystique OM, le Son primordial. C’est le mûla mantra, le mantra racine.
(2) – les asuras sont les frères sombres des dieux (devas). Ils sont leurs égaux et représentent les forces d’obscurcissement et de destruction de l’univers. La mythologie indienne est remplie de récits de luttes et de batailles devas-asuras.
La plupart du temps on traduit asura par « démon ».
(3) – M.H.B. = MAHÂBHÂRATA, la grande épopée dont la rédaction est attribuée à VYÂSA.