Cinq modalités du mental. (première partie)

S’il est un ouvrage qui reste une source vive pour notre réflexion personnelle et pour notre démarche intérieure en appui sur le yoga, c’est bien l’ouvrage de Patanjali, les YOGA SÛTRA.

Au cours de quatre chapitres, Patanjali va nous parler du yoga. Mais loin de nous décrire des techniques posturales pratiques, il va nous parler du yoga comme du moyen pour accéder au SAMÂDHI, à la Pleine Conscience. Le mot yoga désignera aussi, pour lui, ce même but à atteindre, à savoir un état d’union, de fusion et de plénitude.

Les Yoga Sûtra sont à déguster par petits bouts. Tel ou tel chapitre, tel ou tel sûtra peuvent être sujets d’étude selon nos désirs, notre curiosité, nos recherches du moment.

Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur le premier chapitre, et même son tout début.

Que nous dit Patanjali à l’initiale des Yoga Sûtra ?

(I-1) « atha yogânushâsanam » : Et maintenant, en un mouvement qui sera mené jusqu’à son terme, (commence) l’enseignement du yoga.

(I-2) « yogah cittavritti nirodhah » : Le yoga (c’est) la suspension (retenue, maîtrise) des mouvements du mental.

(I-3) « tadâ drashtuh svarûpe avasthânam » : Alors le témoin (ce qui voit, ce qui examine en nous) s’établit dans sa propre forme.

(I-4) « vritti sârûpyam itaratra » : Autrement (il y a) identification avec les mouvements (du mental).

Cette introduction va droit au but.

Attardons-nous tout d’abord sur ce « maintenant » qui marque une ouverture faite de continuité. Continuité d’un propos à tonalité familière, se plaçant dans une suite verbale que l’on peut supposer être un dialogue entre un instructeur et un ou plusieurs interlocuteurs. Ainsi, de façon très pédagogique, le sérieux et la profondeur de ce qui va suivre sont abordés de façon tout à fait légère, presque anecdotique.

Il faut souligner aussi l’importance de la dimension relationnelle entre l’instructeur et l’étudiant. Le tout premier lien aura été l’établissement entre eux d’une relation vivante et continue, faite d’implication et de confiance mutuelles.

Mais surtout, ce « maintenant » souligne que celui à qui vont être transmis ces sûtras a déjà amorcé un chemin intérieur d’ouverture, de questionnement et de disponibilité. Souterrainement ou non, quelque chose a mûri, une préparation intérieure s’est faite.

A présent, maintenant que nous sommes prêts à le recevoir de manière féconde, alors l’enseignement peut commencer.

Tout de suite, Patanjali va nous donner la définition du mot « yoga » : le yoga, le lien, ce qui relie, ce n’est pas faire du muscle, devenir souple, se mettre en lotus, ce n’est pas une technique pour arrêter de fumer, de boire, pour mieux dormir, etc… c’est arrêter l’agitation du mental. Il n’y aura pas d’autre propos qu’une confrontation et qu’une action sur notre mental.

Pourquoi ? pour que, une fois les agitations intérieures apaisées, l’esprit devienne transparence, équilibre, et dégage un espace pour qu’émerge une conscience qui fait partie, sans qu’on s’en doute souvent, de nos composantes intimes. Cette conscience regardante, ce Témoin, qui examine clairement et librement, sans être ni imprégné par, ni mélangé, ni assimilé aux préoccupations immédiates et réactives qui façonnent le jeu quotidien de nos pensées, se trouvera alors dans son état « existentiel », dans sa nature propre, libre.

Mais, pour qu’émerge cette conscience-témoin faite de silence fécond, les mouvements du mental doivent être à l’arrêt.

Et, tout de suite, parmi la grande quantité de mouvements, agitations et tourbillons de nos pensées, Patanjali va en privilégier cinq qui sont, pour lui, emblématiques et d’une importance majeure.

Les 5 composantes du mental.

(I,5) « vrittayah panchatayyah klishtâklishtâh » : (il y a) cinq mouvements (du mental), sources de souffrance ou pas.

(I,6) « pramâna viparyaya vikalpa nidrâ smritayah »

  1. le mode de connaissance adéquat (juste)
  2. le contraire (l’erreur, la conception fausse)
  3. l’imagination
  4. le sommeil
  5. la mémoire

Voilà cinq composantes de notre mental qui, en plus d’occuper tout notre espace intérieur de façon hégémonique, peuvent être aussi à l’origine de la plupart de nos souffrances.

Et là apparaît une préoccupation récurrente chez Patanjali : toute souffrance doit être évitée. Car nos pensées étant déjà omniprésentes, si en plus elles génèrent de la souffrance, alors il n’y aura aucune chance pour que s’installe une quelconque clarté, lucidité, ni liberté de conscience.

PRAMÂNA

(I,7) « pratyaksha anumâna âgamah pramânâni »

l’évidence (ce qui est perceptible)

la déduction (la réflexion)

et les autorités dignes de foi (la tradition)

(sont les bases des) modes de connaissance-étalons ( des idées adéquates, justes)

PRAMÂNA (issu de PRAMÂ : se faire une idée, savoir, estimer) veut dire : la mesure, le modèle, l’étalon, la norme, le mode de connaissance.

Notre mental fonctionne en brassant en permanence des pensées qui nous mettent en rapport avec le monde, qui construisent le monde, et nous permettent d’avoir notre place et d’évoluer plus ou moins facilement dans nos diverses activités et dans la société.

Nous forgeons des conceptions, établissons des compréhensions, des analyses sur tout ce qui existe. Pour choisir le chemin correct, pour permettre à nos concepts d’être en adéquation avec le réel et avoir des pensées justes, donc vraies, nous nous fondons, nous dit Patanjali, sur ce qui est perceptible, évident, sur des actes de réflexion et sur les connaissances déjà acquises par des personnes dignes de foi.

L’ÉVIDENCE

Le mental a comme fonction d’accueillir, d’analyser et d’interpréter ce qu’il reçoit des stimuli sensoriels. Il tire des conclusions avec ce matériau-là. Or, bien qu’étant nos seuls contacts avec le monde et seuls modes d’appréhension du réel, nos sens sont limités, ne nous ouvrant qu’à une fraction de l’existant, et laissant de larges plages d’inconnu.

Mais aussi, ce mental fonctionne avec les structures de raisonnement qu’on lui a appris. Car nous opérons la plupart du temps, et souvent sans en avoir conscience, dans les limites de notre milieu familial, culturel, de notre éducation, de notre société, de notre époque. On voit le monde comme on le pense, et on le pense comme on nous a appris à le penser. Et ce que l’on a pu tenir pour juste à une époque, ne l’est plus quand on a affiné les modes d’approches du réel. Par exemple, pour une grande partie de l’Antiquité, le soleil tournait de toute évidence autour de la Terre, ou bien, la Terre était assurément plate, car si elle était ronde, ceux d’en bas tomberaient dans l’espace.

Ce que nous voyons maintenant n’est pas forcément ce que nous verrons demain, car tout change constamment. Et, de plus, notre tendance est de ne vouloir voir que ce qui nous est connu et pas ce qui est nouveau.

LA DÉDUCTION, LA RÉFLEXION

Les évidences sont à passer par le feu de l’analyse et de la réflexion. La cause doit être déduite des effets. Pour cela, il nous faut cultiver une qualité chère à Patanjali, VIVEKA, le discernement (II,26 « l’intelligence de discernement est le moyen pour faire cesser la confusion »).

Lorsque le discernement est cultivé, avec la réflexion et la pensée déductive, alors l’intelligence devient puissante et lumineuse, et le mental vif et clair.

LA CONNAISSANCE VENANT DE PERSONNES DIGNES DE FOI

Ne pas négliger les enseignements et les connaissances des hommes de science et de savoir nous permet d’avoir des acquis, en particulier techniques, plus rapides, et donc de gagner un temps précieux.

Mais, faire confiance aux « professionnels » ne veut pas dire être totalement subordonné à une pensée « officielle », que ce soit dans le domaine des sciences, des technologies, de la santé, ou dans le domaine de la spiritualité. Tous les conformismes et les « politiquement correct » sont à prendre avec prudence.

Quand PRAMÂNA est un savoir, une connaissance qui dépend entièrement d’une autorité, cela devient un obstacle : quand nous nous restreignons à « mes sens m’ont dit », nous dépendons de l’autorité de nos sens, si c’est à « c’est une tradition », nous dépendons de l’autorité de la tradition, enfin, « les Ecritures m’ont dit », devient, comme le reste, un réseau d’esclavage. Il n’y a plus de liberté de choix. Nous restons des pseudo-observateurs. Il n’y a aucune possibilité pour l’émergence d’une dynamique de perception qui nous amènerait vers une nouvelle dimension de conscience.

Pour que nos idées soient justes, adéquates, la réflexion et la discrimination doivent jouer un rôle antidogmatique, aussi bien pour ce qui a l’air évident de prime abord que pour ce qu’on nous donne comme vérité absolue. Il nous faut suivre, comme dirait Rouletabille « le bon bout de la raison ».

Mais cette attitude réflexive ne doit pas masquer ni empêcher le développement de l’intuition, ce sixième sens, qui nous ouvre à des compréhensions subtiles et, si l’intuition n’est pas entachée de confusion mentale, justes.

Quand les enseignements traditionnels ne sont pas vécus de façon passive ni moutonnière, de par leur structure même, ils sont des chemins qui nous permettent d’accéder à un mode de connaissance profond, subtil, harmonieux et équilibré, à l’émergence de ce « témoin » dont nous parle Patanjali, à un mode de connaissance d’un autre type, d’une autre nature.

Revenons sur la définition du terme PRAMÂNA : le modèle, l’étalon, ce qui fait autorité, la norme.

C’est le mode de connaissance-étalon, ce qui fait norme à un moment et à une époque donnés. Patanjali n’utilise pas le mot SATYA, « ce qui est vrai », ce qui va donner une nuance non négligeable de relativisation par rapport à une vérité absolue. Avec le mot PRAMÂNA nous pouvons comprendre que ces idées-étalons sont, pour le moment, adéquates, mais ne sont en aucune façon absolues, ce qui enlève tout rigidité dogmatique à ces idées justes.

PRAMÂNA, la compréhension correcte, conditionne tout le reste. Mais elle ne se construit pas sur de simples suppositions. La perception doit être correcte, l’analyse doit être correcte et les sources de références fiables.

Avec PRAMÂNA, l’évidence, la réflexion et les acquis par transmission nous donnent une vision et une compréhension du monde qui, pour être assez développée, n’en est pas moins fortement limitée, parce que restant dans le champ du mental, CITTA.

CITTA se caractérise par le fait d’être à la fois instrument pour voir et conscience de ce qu’on voit. Il emmagasine tous les savoirs, toutes les expériences, tous les schémas de comportement. CITTA est le centre de l’ego, de la conscience du JE. Et cette conscience en vient à se prendre pour le seul et unique observateur, masquant ainsi très habilement cette autre énergie du voir (DRASHTAR), indépendante de ce dépositaire du savoir et des expériences passées.

VIPARYAYA

(I,8) « viparyayo mithyâjnânam atadrûpa pratishtham » : deux traductions sont possibles pour ce sûtra :

(a) – l’erreur (la méprise) est une connaissance fausse (car) s’appuyant sur une caractéristique (une forme) qui n’est pas correcte ( comme celle qui précède).

(b) – l’erreur est une connaissance incorrecte (car) non établie sur la forme propre (l’essence même) de l’objet (de la réalité).

De façon plus évidente que pour PRAMÂNA, quand le raisonnement est vicié à la base, nous sommes dans l’aveuglement, la méprise, le faux. Quand on raisonne de travers, il y a une inadéquation avec ce qui existe, et donc une rupture de lien d’avec la réalité.

Par exemple les passions (amour obsessionnel, haine, argent, pouvoir…) aveuglent nos pensées, les obscurcissent, et les plongent dans la méprise par de faux raisonnements et de fausses conceptions. Elles sont donc établies dans des formes inadéquates, en-dehors de l’essence même de la réalité.

Un jaloux ou un avare vont raisonner avec une structure paranoïaque. Les détails les plus anodins seront interprétés dans le sens de leur obsession. En prêtant le flanc à des déconvenues implacables, les conflits et les souffrances seront alors inévitables.

Les préjugés (racisme), les peurs, les conformismes et les automatismes de pensée, le dualisme forcené, etc… tout cela peut se mettre dans la catégorie « vice de forme », car déformant notre perception.

Nous retrouvons là les KLESHA, les sources de souffrance, qui seront développées dans le deuxième chapitre : AVIDYÂ, l’ignorance, l’état de confusion, ASMITÂ, l’ego, RÂGA et DVESHA, les passions d’attraction et de répulsion, ABHINIVESHA, les peurs.

VIPARYAYA, ce sont aussi les « fausses » apparences, c’est-à-dire une mauvaise interprétation de ce que nos sens nous envoient (prendre une corde pour un serpent). Il peut y avoir aussi un abus de nos sens (prendre un mirage pour la réalité).

L’inattention est une autre source d’erreur, en particulier en entraînant des opinions, des croyances, inadéquates ou déformées sur nous-mêmes ou sur l’extérieur.

Il en est de même pour les faux raisonnements. La dénonciation des mauvaises structures de raisonnements a été élevée à la dimension de grand art par les philosophes grecs avec leurs paradoxes et syllogismes qui, en démontant les sophismes et fausses évidences sont une remarquable éducation pour discerner et acquérir un raisonnement juste.

Il est évident que s’installer dans des idées fausses, par choix volontaire ou par sujétion aveugle aux passions, ne va pas nous permettre d’accéder à des plans de conscience authentiques, car on se trouvera dans le mensonge intérieur, ce qui nous éloigne de SATYA, être dans un état vrai, cher aux YAMA et NIYAMA du deuxième chapitre.

Mais les erreurs vont nous permettre d’ouvrir les yeux sur nos limitations. Tant que rien de désagréable ne nous arrive, nous ne ferons pas l’effort de nous observer et de nous remettre en question.

L’homme sage va toujours tirer des enseignements de ses erreurs.

Plus profondément, pour Vimala Thakar, l’erreur majeure vient de l’hégémonie de l’ego.

Parce que le corps est limité dans une forme et que cette forme est séparée des autres, s’est imposé, nous dit-elle, l’idée qu’à l’intérieur aussi il y a un JE séparé.

ASMITÂ, l’ego, nourrit un fort sentiment d’incomplétude, et, pour remplir cette incomplétude, l’énergie de désir pousse le mental vers les objets alentours, qu’ils soient matériels ou de tout autre genre (pensées, savoirs, sentiments, expériences…) « si j’obtiens ceci, alors je serai complet. Si j’obtiens cela, alors je serai entier ». L’élan se fait toujours vers les acquisitions, vers les possessions. En découlera logiquement l’énergie de domination, afin de protéger ce qu’on a acquis. Le prix à payer sera alors lourd de souffrances.

VIPARYAYA, c’est rester dans l’illusion de ce sentiment de séparation d’avec la nature profonde de la vie, et l’oubli ou la négation du pur observateur.

VIKALPA

(I, 9) « shabdajnâna anupâtî vastushûnyo vikalpah » : vide de substance est l’imagination, car elle court après une connaissance (uniquement) faite de mots.

Nous avons là une activité mentale omniprésente, basée sur des mots, des images, sans aucune réalité concrète.

L’imagination est très positive. Elle nourrit la littérature, le cinéma et les arts. Elle enrichit toutes les créations culturelles.

La faculté d’imagination est à la source de la spéculation pure dans toute recherche, scientifique ou autre. Pour que quelque chose naisse, il faut qu’il y ait une idée ou la représentation de quelque chose, suivie d’un désir de réalisation. Sans idées imaginatives, pas de création, pas d’inventions.

La vivacité et la liberté propres à l’imagination sont aussi de précieuses qualités. Elles nous empêchent de sombrer dans le conformisme et la passivité, barrages à toute évolution, à toute modification des structures pré-établies, nous empêchant d’ouvrir d’autres espaces de liberté intérieure.

Mais si elle est riche d’ouverture, elle peut néanmoins être un obstacle puissant à l’appréhension de la réalité.

S’installer dans des états de rêveries imaginaires peut prendre des proportions monstrueuses nous maintenant en dehors de la vie, et nous rendant inaptes à toute prise sur le réel.

Les structures imaginatives sont la nourriture de VIPARYAYA, les idées fausses. Elles sont, entre autres, l’aliment des jaloux et des paranoïaques.

Pour ne pas être le « jouet » d’une imagination débridée, sa proie passive, pour ne pas fuir dans l’imaginaire, il faut la cadrer fortement et savoir, à tout moment, discriminer entre le jeu de la créativité et la réalité.

Nourrissant l’homme dans son horizontalité, elle est un vrai barrage pour l’accès à la verticalité.

L’imagination est un obstacle très subtil et très puissant. Dans les démarches spirituelles, si on ne garde pas une acuité discriminative, une rigueur et une honnêteté intérieures sans faille, le désir théorique d’expériences extatiques peut laisser libre cours à tous les fantasmes.

Alors, plus on croira monter haut, et plus on tombera de haut.

L’imagination forme aussi le corps des rêves. Mais cette fonction se trouve hors du champ de toute activité consciente. Elle est menée par le jeu de tout ce que nous avons volontairement écarté de notre activité diurne. Cela va des simples problèmes immédiats ou quotidiens non résolus, aux plus anciens et sombres refoulements.

Mais ceci fait déjà partie de la composante mentale suivante, NIDRÂ, le sommeil, que nous aborderons, avec SMRITI, la mémoire, dans une prochaine étude. (à suivre…)

Marguerite Aflallo, Cinq modalités du mental (première partie), avril 2OO6.