… à présent les Niyama : NIYAMA.
Continuons, à présent, ce survol des « RÈGLES DE VIE » proposées par PATANJALI dans le deuxième chapitre des YOGA SÛTRA.
Nous venons de voir ce qu’il appelle les YAMA (la maîtrise). Cinq règles, cinq valeurs que nous devons avoir à cœur d’observer dans notre rapport à autrui et au monde. Cinq engagements, aussi, pour nous-même : être dans la non-violence, la non-nuisance, chercher à vivre dans l’authenticité, cultiver le vrai, l’honnêteté, lâcher les pulsions d’accumulation et de possession, savoir gérer intelligemment ses énergies, et tout particulièrement notre libido.
Avec les NIYAMA (NI -: vers l’intérieur, dedans) les règles de vie vont concerner essentiellement notre individu et l’organisation de notre vie personnelle.
Quelles priorités devons-nous mettre en jeu dans notre rapport à nous-même ?
( 1 ) SHAUSHA (SAUCA) – la PROPRETÉ, la NETTETÉ, la PURETÉ.
Cela peut surprendre que la toute première discipline personnelle soit consacrée à cet acte a priori si simple, si apparemment évident et anodin qu’est la propreté. Shausha est à la fois la propreté physique et la propreté intérieure. Au nettoyage extérieur va correspondre le nettoyage intérieur. L’un et l’autre vont être intimement liés. La propreté a l’air d’aller de soi car c’est un des premiers apprentissages de transmission au petit enfant. Mais, à y bien réfléchir, nous observons que cette notion de propreté est très différente d’un individu à un autre, d’une famille à l’autre, et d’une culture à une autre. Dans les deux ouvrages de référence que sont la HATHA YOGA PRADÎPIKÂ et la GHERANDA SAMHITÂ, avant toute chose, on commence par les nettoyages, des plus simples aux plus compliqués.
Pour SHAUSHA, nous allons avoir deux phrases de développement :
(II,40) « De la propreté (naît) la protection de son corps et l’évitement des contacts avec autrui ».
L’hygiène préserve des maladies et contribue à ralentir la dégradation corporelle. Mais aussi, cultiver l’ « hygiène » d’un vécu intérieur propre peut être un rempart contre toutes les agressions. Dans les obstacles au juste vécu en yoga de la H.Y.P. nous retrouvons ces conseils de préservation du corps et d’évitement de certaines personnes (H.Y.P. I, 16 et I, 61). Dans les Y.S., la maladie est le premier obstacle à l’expérience du yoga (Y.S. I, 30). Si nous n’avons rien à prouver, rien à perdre, rien à craindre, si nous sommes « clairs et nets » avec nous-mêmes, point ne sera besoin de se « frotter » à qui ou à quoi peut s’avérer dangereux pour notre intégrité physique ou morale. La propreté, la pureté, la netteté, c’est ne pas offrir de prise ambiguë, faite d’attraction-répulsion, aux prédateurs et pollueurs de toutes sortes.
Ainsi va-t-il y avoir exigence de « nettoyage » de son environnement et de ses relations, et va s’imposer la nécessité d’une analyse serrée du pourquoi nous continuons à fréquenter telle ou telle personne que nous ressentons comme « polluante ». Cette analyse va s’étendre aussi à nos lectures, au cinéma, à la télévision, à l’ordinateur, etc… Tous les actes de la vie quotidienne vont être concernés par cette exigence de clarté, de netteté, d’intégrité, d’élagage. Tout revient toujours à une bonne gestion de nos énergies. Ne pas être parasités et ne pas se disperser.
(II,41) « Et (la propreté génère aussi) une limpidité (intérieure) intelligente, de la bonne humeur, de la concentration, la maîtrise des sens et la capacité de percevoir la conscience profonde ».
Quand nous sommes propres physiquement, quand nous avons évacué tout ce qui doit l’être, et même quand nous avons nettoyé à l’intérieur (lavements, jeûnes, etc…), nous nous sentons allégés et joyeux. Nous sommes comme neufs. Le désencrassement libère et optimise des capacités jusqu’alors ralenties ou paralysées par des surcharges, il nous rend par là même plus efficaces, plus concentrés, et nous permet d’aller plus profond dans la lucidité intérieure. Nous enlevons les strates inutiles, les taies. C’est comme nettoyer des vitres sales pour laisser passer la lumière. Bien sûr, tous les plans, toutes les « couches », toutes les enveloppes (kosha) sont concernées : physiques, énergétiques, psychologiques et émotionnelles, spirituelles. Mais cela doit être fait intelligemment et avec justesse. Ne devenons pas des obsédés du récurage, des purifications, des stérilisations. Ne nous enfermons pas dans la peur du microbe ni de la maladie. L’exigence de propreté et de netteté, externes et internes, doit contribuer à nous rendre plus forts. Ne nous fragilisons pas en nous enfermant dans la pathologie de la pureté obsessionnelle, car alors le monde tout entier deviendrait source de pollution et la vie perdrait toute sa saveur. Attention à ce que SAUSHA ne génère de la « tartufferie ». En affichant un puritanisme de façade sans avoir fait le grand nettoyage intérieur, on peut se faire donneur de leçons et projeter sur autrui une saleté qui est en réalité la nôtre.
Dans notre pratique, il va de soi qu’il y a une profonde incompatibilité entre être sale et l’expérience du yoga. Il ne s’agit pas de la pratique de fin de journée, quand la douche date du matin, mais de la vraie saleté, souvent masquée par de lourds parfums. Le yoga nous place au cœur d’une relation à nous-même faite d’exigence de lucidité et de clarté. Le travail postural et le jeu du respir vont dans le sens du nettoyage des tensions, du désencrassement énergétique. Tout travail sur le souffle nettoie, bien sûr physiquement et énergétiquement, mais surtout, en canalisant les mouvements anarchiques du mental, a un effet profondément clarifiant.
Si notre peau est propre, chaque pore va s’ouvrir, devenir « passage ». Une peau sale formera une pellicule, comme une cuirasse, nous empêchant d’accéder au plus intime de nous-même mais aussi d’être en expansion vers l’extérieur. La saleté va être le reflet d’une volonté de ne pas nous voir tels que nous sommes, et de ne pas vouloir changer. La crasse se fait « protectrice » de certaines pathologies. Elle sera le reflet d’une coupure, d’un non respect et d’une violence très profonde vis à vis de nous-même.
Le yoga exige un choix : ou bien on se lave, et ainsi on favorisera le nettoyage intérieur, sur tous les plans, par le feu du yoga, ou bien on s’enfonce dans la malpropreté et là on abandonne nécessairement, et à assez brève échéance, le chemin du yoga. La pratique posturale permet d’essorer, de désencrasser ce qui stagne, paralyse, alourdit. Soyons très attentifs, aussi, à ne pas laisser d’espace pour une quelconque pollution mentale. Nous devons « nettoyer » tout parasitage. Disposer d’un organisme pur et sain va nous permettre d’établir les fondations justes pour une véritable croissance intérieure.
Avec SHAUSHA va s’opérer un travail « alchimique » de décantage, de séparation, de nettoyage, pour débarrasser la matière brute de ses scories et favoriser ainsi l’émergence de l’or pur de la conscience.
( 2 ) SAMTOSHA - Le CONTENTEMENT – ÊTRE HEUREUX.
Installer SAMTOSHA, c’est développer la faculté de supporter les tracas journaliers. C’est vaincre les sautes d’humeur. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un contentement de façade, mais d’un état intérieur sincère.
Ce n’est pas le plaisir de l’obtention d’un objet recherché, d’un but poursuivi (« je suis content d’avoir le Bac ! »). Il s’agit d’une vraie tranquillité d’esprit, un état fait de calme, d’harmonie, de joie. C’est être dans la SÉRÉNITÉ.
(II,42) « par le contentement, on connaît le plus haut degré du bonheur »
Cultiver le contentement va nous permettre d’extraire les messages positifs de tous les moments d’adversité. Au lieu de nous décourager, les difficultés rencontrées vont nous galvaniser. Dans les situations les plus limites, douloureuses, hostiles, SAMTOSHA va permettre de mettre en place les qualités de « résilience » qui vont aller dans le sens de la construction plutôt que du désespoir et de la dévastation intérieure.
SAMTOSHA, c’est surtout balayer notre suffisance intérieure, toujours grande mangeuse d’énergie. C’est ne pas se sentir en permanence offensé par qui ou par quoi que ce soit. Exerçons-nous à voir dans les autres ce qu’ils ont de meilleur plutôt que leurs défauts. Le contentement, ce n’est pas s’installer non plus dans l’immobilisme, l’autosatisfaction, dans le refus d’assumer ses responsabilités, ce qui confinerait à de la lâcheté. C’est en cultivant la joie de vivre que nous contribuons à éliminer les sources de tourments (II,6 : « la souffrance à venir doit être évitée »).
Il ne s’agit pas d’un état de cécité volontaire, ni d’une fuite des problèmes, mais, en toute conscience, d’une exigence de lumière, en installant, face aux sources de tourments, un « contre-courant », un état d’esprit opposé (II,10). Rien ne sert d’être triste, de se plaindre, de s’apitoyer sur son propre sort. Tout cela est lourd, inutile et épuisant.
Cultiver en nous le contentement et la joie de vivre va nous permettre de faire face à toutes nos peurs et de les éradiquer : peur de manquer, de ne pas être à la hauteur, peur de l’avenir, peur des autres et de leur jugement, peur de la concurrence, peur de l’inconnu, peur d’aimer, peur de souffrir,… et bien sûr peur de la mort. Et là, nous sommes au cœur des obstacles, des causes de souffrance (II, 3 et II, 9) dénoncées par PATANJALI. Et c’est en suivant le contre-pied qu’il propose, ( II, 10) ,que la mort doit devenir notre « conseillère », notre aiguillon, pour vivre de façon moins dispersée, plus juste, plus impeccable, plus consciente. Alors, nécessairement, la joie sera totale.
Dans notre pratique, mettons en place ce que nous recommande PATANJALI au sujet d’ÂSANA : (II,46) « être fermement installé dans un espace heureux ». Même dans la difficulté, nous devons, en yoga, cultiver ce plaisir de l’expérience proposée, ce qui revient finalement à goûter avec joie et bonheur toutes les mises en formes de la vie, même si elles sont difficiles. N’oublions pas que c’est parce que nous sommes vivants que nous pouvons les aborder, les expérimenter. Chassons la mauvaise humeur, la morosité, la grise mine et l’ennui. Ne soyons pas des tâcherons du yoga.
Entre la pureté et le contentement va s’établir le même lien qu’entre la non-violence (AHIMSÂ) et cultiver un état vrai (SATYA).
SHAUSHA, la pureté, peut amener une attitude arrogante, nous pouvons avoir le sentiment d’appartenir à une classe d’individus supérieurs, et donc devenir méprisants et réprobateurs vis à vis des autres. On peut devenir intolérant, triste et sévère. Si nous cultivons SAMTOSHA, il n’y aura ni tristesse ni arrogance. Le contentement et la joie de vivre, doivent imprégner notre limpidité pour éviter d’être dans la stérilité. En sortant de notre morgue, de notre suffisance, en lâchant un état d’esprit prétentieux, nous acquerrons beaucoup de fluidité, de profondeur, de sérénité. Nous serons tout simplement nous-mêmes, ÂNANDA, joie absolue.
SAMTOSHA met le doigt sur nos facilités ou nos difficultés à être heureux, à être contents de ce que nous sommes, de ce que nous faisons, de ce que nous voulons. Il met le doigt aussi sur notre propension à attendre tout de l’extérieur. Cet extérieur ne dépend pas de nous, nous ne le maîtrisons pas. Ne soyons pas suspendus à qui ou à quoi que ce soit, ne soyons suspendus qu’à nous-mêmes.
Installer en nous la joie de vivre va demander une certaine pugnacité. Il va falloir développer une énergie lumineuse qui va élaguer, alléger, dépouiller. Comme pour APARIGRAHÂ, dans les YAMA, quand on n’a rien à perdre cela laisse de la place pour un espace libre. Dans n’importe quelle situation la joie de vivre est liberté et amour, efficacité et abandon, invulnérabilité.
Grâce à SAMTOSHA nous pouvons nous ouvrir à la beauté du monde.
A présent, nous arrivons au début d’une triade que PATANJALI a déjà énoncé dans le premier sûtra de ce même chapitre, celui de la méthode.
Qu’est-ce que le « faire » en yoga ? (KRIYÂ YOGA) quels sont les instruments essentiels et incontournables pour accéder à l’état de yoga ? Les trois qualités à vivre et à développer en priorité sont ces mêmes NIYAMA qui vont suivre à présent. En les reprenant dans le même chapitre et dans le même ordre, PATANJALI va souligner l’importance absolue qu’il leur attribue.
( 3 ) TAPAS – L’ARDEUR – L’INTENSITÉ.
De la racine TAP : faire cuire, chauffer.
Nous voilà d’emblée bien loin de l’idée molle et tiède que l’on peut se faire du yoga. Il va y avoir l’exigence de mettre en place un vécu ardent. Nous sommes dans l’action avant tout. Ainsi TAPAS va être régi par la GUNA RAJAS. Cette action instaurera un processus de nettoyage, d’élimination de tout ce qui est stagnant, pesant, apathique, en brûlant l’accumulation des scories par le « feu » de l’intensité.
(II, 43) « TAPAS (amène) l’élimination de ce qui est impur et ouvre le corps et les sens à tous les possibles (SIDDHI). »
TAPAS englobe l’examen de tout ce que nous faisons et de tout ce que nous absorbons. C’est véritablement ce qu’on peut appeler l’ascèse, la discipline de vie.
Cela doit commencer par l’examen de notre quotidien et particulièrement de notre nourriture. Le corps et le mental sont tributaires de ce que nous mangeons ou buvons. Une nourriture trop riche alourdit le mental, excitante elle va l’agiter excessivement, si elle est légère, cela va l’éclairer et le purifier. Ce processus d’observation et d’élimination de l’inutile et du préjudiciable à notre équilibre et à notre bon fonctionnement va se mettre en place de façon privilégiée dans notre pratique d’ÂSANA et de PRANÂYÂMA. En installant une qualité de vécu imprégnée d’intensité, nous allons aborder nos postures avec entrain et de façon dynamique, en ôtant tous les « vices de forme » et les engorgements, mais aussi en sortant des routines, en éliminant la paresse, l’apathie et les peurs. Et cela, bien sûr, sans désir de mortification, sans violence et en développant un grand enthousiasme.
L’action du souffle sera primordiale. Il est l’instrument de purification par excellence. Il est ce qui enlève tout ce qui fait obstacle à la libre circulation de PRÂNA, de l’énergie de vie. Il est l’instrument d’action sur le mental et son instrument de purification. Outre la spécificité inhérente à chaque pratique de PRANÂYÂMA, tout travail conscient sur le souffle, en canalisant les mouvements anarchiques du mental, aura cet effet nettoyant. Alors, notre corps trouvera sa plénitude, et nos facultés sensorielles pourront se libérer totalement. Non seulement nos sens premiers (voir, sentir, goûter, entendre, toucher) seront plus éveillés et opérationnels, mais leurs prolongements subtils, ceux qui restent pour la plupart d’entre nous, sinon pour tout le monde, dans l’opacité et la non-existence, pourront apparaître et s’activer à des degrés divers. Il s’agit du libre déploiement de tous ces possibles auxquels PATANJALI consacrera le troisième chapitre (VIBHÛTI PÂDA).
La pratique de TAPAS, c’est aussi se donner la discipline d’une petite pratique quotidienne plutôt qu’une très longue une fois de temps en temps. C’est, petit à petit, fortifier sa volonté par la constance. Attention toutefois à ne pas confondre TAPAS avec cet activisme acharné et violent, porté par le culte du corps « parfait » et toujours jeune, qui est la tendance générale de notre époque. TAPAS, c’est la rigueur.
Entretenir TAPAS en soi, c’est cultiver une vigilance toujours en éveil, une présence chaleureuse, c’est aussi se proposer de ne pas passer un jour sans s’être posé ou avoir vaqué en pleine conscience. TAPAS va nous permettre d’établir un ordre intérieur, évitant que nous soyons tirés à hue et à dia en permanence par nos pulsions, nos désirs, nos ambitions, nos peurs, etc…TAPAS va être l’instrument qui va nous permettre de nettoyer les effets paralysants des préoccupations ordinaires de la vie quotidienne. TAPAS, c’est faire face à la résistance de nos conditionnements et de l’hégémonie de notre mental. Il va y avoir, avec TAPAS, quelque chose du rayon laser. Il s’agit de vivre de façon de moins en moins dispersée, éclatée et inconsciente, pour se condenser en se densifiant avec l’intensité et l’efficacité du scalpel.
Sans TAPAS, rien ne peut consumer l’ignorance. Dans les VEDAS, TAPAS, l’ARDEUR, se trouve à l’initiale de la manifestation :
« …à l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le vide,…, l’Un prit alors naissance par le pouvoir de TAPAS. Et le désir se leva, première semence de la pensée… » (RG VEDA 10, 129).
TAPAS va être le feu-source, indissociable de toute énergie de vie.
( 4 ) SVÂDHYÂYA - RÉFLEXION PROFONDE SUR SOI-MÊME, ÉTUDE DE SOI – APPRENDRE À SE CONNAÎTRE SOI-MÊME.
SVÂ : soi, et DHYÂ : méditer, réfléchir, contempler.
SVÂDHYÂYA, c’est observer, s’interroger en permanence, s’ouvrir à la connaissance de ce que nous sommes, c’est l’étude de ce que nous sommes.
Par extension, on trouvera aussi : ÉTUDE DES TEXTES. Les textes et les propos des sages génèrent une compréhension de ce que nous sommes, mais par l’extérieur et pas de l’intérieur. Ils doivent venir étayer et enrichir une expérience. Il va nous falloir tout d’abord nous confronter en priorité à nous-mêmes. La discipline du yoga nous engage à refuser tout dogme a priori pouvant figer notre pensée. Mais par contre elle nous engage à cultiver le discernement, la discrimination (VIVEKA), le raisonnement juste (PRAMÂNA), l’investigation, l’examen mental (VICHÂRA), l’analyse, le raisonnement (VITARKA), et bien sûr la méditation (DHYÂNA) qui, bien que n’étant plus de même nature, sera l’ultime efflorescence de la recherche intérieure.
Notre pratique doit passer par l’observation et la compréhension de tous nos paramètres. Nous devons entretenir en permanence la vigilance, cultiver l’observation, le ressenti. Chacun de nous a sa spécificité. Même si le yoga est bon pour tous, tout n’est pas bon de la même façon pour tout le monde. C’est pour cela qu’existent de multiples approches d’une même posture, et que la durée de tenue doit être gérée de façon très attentive et intelligente (AHIMSÂ, ne pas nuire).
La multiplicité des postures nous met face à de multiples mises en « formes » physiques qui ont tout autant de résonances intérieures (psychologiques, émotionnelles, affectives…) liées à notre histoire. À nous de les percevoir et d’en décrypter le sens. Leur compréhension va nous permettre d’en faire notre miel, ou de les digérer et de les évacuer, car la posture est à la fois le diagnostic et le soin.
(II, 44) « La connaissance de soi permet le lien total avec la divinité de son choix (ISHTA DEVATÂ) ».
Celui qui a parfaitement établi son intériorité consciente, va trouver la façon qui lui convient le mieux de se relier à la Source. Nous sommes tous différents, même si notre but est celui du dévoilement et de l’union avec notre source profonde, avec la Vie. Certains auront besoin de s’appuyer sur un nom et une forme particulière pour trouver une force, une confiance et une paix lumineuse que d’autres trouveront peut-être par d’autres chemins.
L’Un va se manifester sous une infinité de formes, de modalités. Tous les « dieux » imaginés par l’homme correspondent à des forces de la nature, à des énergies et des qualités particulières, multiples expressions d’une plénitude unique. Chacun peut trouver, s’il le désire, un appui spirituel dans tel ou tel aspect. Car, l’ISHTA DEVATÂ va concrétiser un ou plusieurs aspects de notre intériorité avec lesquels nous sommes en affinité et dont nous désirons développer tout particulièrement les qualités. C’est aussi être relié à un idéal. L’ISHTA DEVATÂ, la divinité de son choix, c’est, comme le traduit Claude Maréchal, « communier avec son propre chemin de lumière ».
Mais, et cela peut sembler a priori curieux, pour PATANJALI, la nécessité de l’étude, de la compréhension, de la connaissance de ce que nous sommes est préalable. Établir la fusion avec des qualités absolues va nécessiter une présence lucide à soi-même absolue. Pas de cécité, pas de méconnaissance volontaire. Nous devons être dans l’honnêteté de ne pas ignorer toutes nos composantes et tous nos conditionnements (SAMSKÂRA), tout ce qui est source de perturbation et qui fait obstacle à la clairvoyance. Cela nous évitera de plonger dans une dévotion superstitieuse ou de cultiver la sensiblerie d’une religiosité superflue.
L’intellect est un formidable outil. SVÂDHYÂYA, nous dit Christiane Berthelet-Lorelle, c’est « l’obstination d’une compréhension. La psychanalyse et la philosophie sont ses ouvertures ».
SVÂDHYÂYA va nous mener aux portes du transcendant, de façon incontournable. Mais, comme les arbres, plus on va vouloir monter haut, plus il va falloir s’enraciner profond. Autrement nous ne serions que mensonge et illusion.
Ensuite, tout est question de choix.
( 5 ) ÎSHVARA PRANIDHÂNA.
Traduire ÎSHVARA PRANIDHÂNA demande quelque analyse. PRANIDHÂNA : s’installer avec intensité à l’intérieur, ou bien : s’établir, en un mouvement d’expansion, à l’intérieur.
PRA : mouvement vers l’avant, début – qui engendre, intensité, NI : à l’intérieur. DHÂ : placer – installer dans – établir. À l’intérieur de quoi ? d’ÎSHVARA.
ÎSHVARA est la notion impersonnelle de la transcendance, un principe de perfection, un espace inconnu, qui peut être appelé Dieu pour ceux qui ont le goût de la dévotion. La notion d’ÎSHVARA nous permet d’entrer dans une dimension intérieure élargie. Il représente l’accomplissement ultime de nos possibilités, de nos potentialités. Il est l’accomplissement spirituel. « L’univers est son seul autel, l’existence son seul culte » (AUROBINDO).
Il n’est pas le dieu d’une religion, même si la plupart des traducteurs le traduisent par Dieu. Il est l’ultime floraison de notre conscience, la perfection d’être. Ce qui l’exprime c’est le PRANAVA, le son OM (I,27, 28).
On pourrait traduire ÎSHVARA PRANIDHÂNA par : s’établir, en mouvement d’expansion, dans un principe de perfection, dans la dimension de la transcendance. S’installer avec intensité dans un espace inconnu, une conscience cosmique.
Ou bien, tout simplement, comme disait Gérard BLITZ, « laisser de la place pour autre chose ».
« « Yoga » c’est aller là où je ne suis jamais allé, arriver là où je ne suis jamais arrivé, savoir ce que j’ignore, avoir la clarté qui me manque. Pour moi, toutes ces choses réunies représentent Dieu, quoi qu’il soit. » (DESHIKACHAR).
En même temps que nous sommes dans une exigence de clarté, de netteté, dans l’ardeur et l’intensité autant que dans la sérénité, dans la recherche de compréhension et de connaissance de soi, nous devons installer un NE-PAS-FAIRE total, nous installer dans une dimension autre, infinie. La pratique du yoga, avec les multiples facettes des postures, est un microcosme des multiples facettes de ce que nous sommes. La perception et la connaissance de ce que nous sommes va s’établir, strates après strates, du plus dense au plus subtil, en mettant en place tout d’abord l’outil des diverses techniques, puis l’ouverture à des qualités plus intérieures (vigilance, intensité, contentement, observation des résonances…), pour enfin tout lâcher, tout ouvrir, tout déposer.
Sans quitter l’ancrage postural, vivre l’expansion absolue, sans frontières. Nous trouvons les prémisses d’ÎSHVARA PRANIDHÂNA dans le premier chapitre, avec la notion de VAIRÂGHYA, le non-attachement (I, 12).
Rien ne peut aller plus loin sans cette possibilité d’ouverture qui fait partie de nos composantes, mais vis à vis de laquelle, pour diverses raisons, nous faisons souvent l’impasse.
Nous retrouvons la notion d’ASTEYA (le non-vol). Ne nous dérobons pas à nous-mêmes ce trésor dont nous avons volontairement caché la clef, ouvrons-nous à cette dimension de transcendance.
( II, 45 ) « L’état de Pleine Conscience (SAMÂDHI) et les possibilités élargies (SIDDHI) s’obtiennent grâce à ÎSHVARA PRANIDHÂNA ».
S’abandonner au transcendant, c’est ne pas rester toujours sur la même rive. Et là, nécessairement, la pensée discursive va s’arrêter. Le silence et l’espace vont pénétrer un mental apaisé et nettoyé pour le transformer en lumière, en rayonnement de pur témoin. C’est SAMÂDHI. Alors, en un libre déploiement, habitant le monde, nous serons totalité de conscience, nous serons nous-mêmes .
Lâcher tout ce qui est de l’ordre de l’ordinaire pour s’établir dans ce mouvement d’expansion vers le transcendant, va, en un premier temps, libérer le « non-ordinaire », toutes ces potentialités qui, à divers degrés, font partie de nos composantes.
Là se trouvera l’ultime obstacle, le RUDRA GRANTHI, le nœud le plus puissant, car les SIDDHI, en renforçant l’ego, vont établir de nouveaux conditionnements pour la conscience. Alors, le dévoilement de notre liberté, favorisé par ÎSHVARA PRANIDHÂNA, peut devenir une chape de plomb. PATANJALI y consacrera le chapitre suivant.
Nous voilà, à présent, arrivés au bout de ces règles de vie, préalables absolus à notre vivre en yoga, et à notre vivre en tant qu’hommes de conscience et de liberté.
Marguerite Aflallo, Yama et Niyama… (suite), octobre 2008.