Les trois nœuds.

BRAHMÂ GRANTHI – VISHNU GRANTHI – RUDRA GRANTHI.

En Yoga le corps est un champs d’expériences. Ces expériences, à travers les multiples mises en formes du jeu postural, vont nous permettre de comprendre et d’optimiser nos ressources physiques et énergétiques, mais aussi de réaliser que tout entier le corps est signe, parole, sens. À nous d’en trouver la lecture.

Le monde du Yoga a développé une méthode d’appréhension et de compréhension de nos modes de fonctionnement avec le système des chakras .

Dans notre corps se trouvent de grandes zones de prise, de transformation et de distribution d’énergie. Chacune de ces zones a une ambiance propre influant sur notre individu tout entier. Ces zones vont s’étager le long de la structure vertébrale, c’est-à-dire la colonne et ses deux pôles, le pôle bassin et le pôle tête.

Pour le système de formation de l’univers qu’est le Sâmkhya (1), au cours du processus de la Manifestation, il va y avoir enrobement progressif de la Conscience-Énergie primordiale en matière. Cela va passer du plus subtil au plus dense, et du plus lumineux au plus obscur.
Tout notre « travail », à nous pratiquants du Yoga, va consister à revivre en conscience ce processus. Mais dans l’autre sens, de façon à réunifier ce qui s’était dissocié et à retrouver l’unité et complétude premières.

Notre corps étant à l’image exacte de ce processus cosmique, la partie la plus dense, la plus obscure, la plus apparemment éloignée de la lumière et du subtil sera la zone du bassin et son fondement.
Il faut savoir que ce « fondement » est le réservoir de toutes les forces, de toutes les puissances de la Manifestation en même temps qu’il est le support de nos énergies vitales les plus profondes. Et cette énergie n’est QUE Conscience (cf. Hatha Yoga Pradîpikâ IV, 64). Mais une conscience endormie, anesthésiée par les mouvements, les activités et toutes les fausses priorités qui sont le lot de notre vie quotidienne.
Quoi qu’il en soit, c’est là que tout va commencer dans le chemin de notre éveil, dans cette zone-racine que l’on peut appeler la « porte des hommes ».
Car, une fois la croissance physique, « d’espèce », achevée (symbolisée par l’enracinement des pieds dans le sol, le redressement sur nos jambes et la marche) doit commencer pour nous une autre croissance, une croissance personnelle, individuelle, et cela fait partie de nos potentialités. Mais, contrairement à la croissance physique, biologique, qui se fait automatiquement, sans que nous ayons à intervenir, là nous avons le choix.

Le premier nœud.

Partant de la zone-racine trois ambiances énergétiques vont se déployer.
Tout en bas se trouve MÛLÂDHÂRA (le support de la racine), situé dans la zone du périnée. Plus haut, sur le même plan que le sacrum, que les articulations coxo-fémorales et au niveau de la frontière pubis-ventre, se trouve SVÂDISHTÂNA (le fondement de l’individu, de la personne). Enfin, dans l’espace nombril-lombes, sous la tente souple et mouvante du diaphragme, MANIPÛRA (la cité des joyaux).
Chacune de ces zones va être en relation avec des activités physiologiques, avec des glandes endocrines, avec des organes particuliers.
Tout en nous étant en résonance, ces centres vont aussi imprégner fortement notre vécu psychologique et émotionnel. Pour certaines personnes l’influence de ces trois zones va être majeure, dominatrice, essentielle. La vie entière de ces personnes-là va être exclusivement consacrée aux plaisirs de la table, à ne penser qu’au sexe, à produire de l’argent, à se dépenser dans des activités physiques et dans des dynamiques de consommation de tout ordre.
C’est à ce niveau que se trouve le premier « nœud », le BRAHMÂ GRANTHI.
BRAHMÂ représente l’énergie de création, le tout début.
Ces trois zones, sous le diaphragme, correspondent à tout ce que nous avons à gérer au début de notre existence, le basique.
C’est aussi la période où nous découvrons le monde qui nous entoure et où nous apprenons à le catégorier, à le codifier, à le nommer. Nous allons voir le monde comme on nous a appris à le penser.
Le nœud de BRAHMÂ est le nœud « des noms et des formes ».
L’énergie des trois premiers centres maintient notre existence au plan le plus dense, le plus concret . Mais elle peut et elle doit aussi alimenter et fortifier notre croissance intérieure symbolisée par la force de redressement et la solidité de la zone lombaire.
Dénouer le nœud de BRAHMÂ c’est lâcher un univers rempli de certitudes, c’est ouvrir notre horizon et sortir du labyrinthe intestinal.
Pour ce faire nous allons devoir développer consciemment les qualités spécifiques de l’espace suivant : ANÂHATA (l’espace du son non frappé).

Le deuxième nœud.

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Harish Johari "Chakras" ed. librarie Médicis coll. Entrelacs

Ce son « non frappé » c’est le son primordial.
Issue du non-manifesté, cette toute première vibration sonore a présidé au début de la Manifestation. Symbolisée par le mantra OM elle est inscrite au cœur de la matière, au cœur de chacune de nos cellules, et se trouve scellée au plus profond du thorax dans ce qu’on appelle « l’espace du cœur ».
Le thorax est le lieu de l’aliment du son qu’est le souffle, et aussi celui des pulsations vitales permanentes que sont les battements du cœur.
Clôturé en bas par le plancher mouvant du diaphragme et en haut par le resserrement de la gorge, le thorax est aussi un lieu où l’espacement des côtes et leur souplesse permettent un rayonnement vers l’extérieur.
En développant la sensibilité de cette zone nous allons favoriser des qualités d’ouverture aux autres et au monde.
ANÂHATA est la zone-phare de tous ceux qui consacrent leur vie à soigner, à soulager, à éduquer, à combattre les inégalités, à rendre justice, de tous ceux dont le chemin « a du cœur ».
Cultiver cet espace c’est permettre à la sensibilité, à la beauté, à l’amour de se déployer en nous.
Et paradoxalement c’est à ce niveau, dans ANÂHATA, que se trouve le deuxième nœud, le VISHNU GRANTHI. Un nœud plus subtil mais tout aussi réel, tout aussi limitatif et sans doute plus ravageur que le précédent.
VISHNU est le dieu de l’équilibre, de l’amour et de la préservation de ce qui est manifesté. Ce qui est installé doit être maintenu coûte que coûte.
Mais quand on agit au nom de l’Amour, du Bien ou du Vrai sans l’intelligence de « l’ouverture du cœur » les dérives sont inévitables et funestes. Que de crimes n’a-t-on pas commis au nom de l’Amour, que de massacres pour imposer une Vérité… VISHNU GRANTHI est le nœud des détenteurs de vérité, celui de tous les conformismes, de toutes les idéologies totalitaires, que ce soit à un niveau individuel ou collectif.
Cet espace de rayonnement ne doit pas devenir une « cage » rigide et fragile. La sensibilité ne doit pas se transformer en sensiblerie, l’amour en tyrannie, le beau et le vrai ne doivent jamais être dogmatiques.

Si nous continuons cette remontée consciente nous allons, après le thorax, passer par l’isthme du cou où se trouve VISHUDDHA (parfaitement purifié, achevé, bien déterminé). Le passage est étroit. À la fois fragile, car les vertèbres cervicales (comme les lombaires) se lancent « sans filet » vers le haut, portant la boîte crânienne, mais elles sont aussi dans la puissance d’un solide haubanage musculaire.
C’est cet espace qui va permettre au son d’exister, de se déployer.
VISHUDDHA est le centre de la parole et de l’écoute. Il est donc le lieu des communications. Communications horizontales, avec les autres et le monde extérieur, mais aussi verticales, puisqu’il est passage vers les facultés mentales, cognitives, et vers le transcendant.

Le troisième nœud.

Nous arrivons à présent dans l’espace crânien.
Cette boîte osseuse presque close (les seuls orifices, à part le trou occipital en dessous, sont les orbites, les fosses nasales et les tout petits conduits auditifs) est entièrement occupée par la masse cérébrale.
Là se trouve l’état-major de toutes nos fonctions de perception, de compréhension du monde, et notre volonté d’action : le mental qui analyse toutes les données envoyées par les outils sensoriels, l’intelligence qui discrimine, la volonté dans sa puissance agissante, la conscience du moi-je…
Classiquement le centre énergétique du mental est placé au niveau de la zone frontale. C’est ÂJNÂ (le commandement, l’autorité).
Les qualités d’ÂJNÂ sont particulièrement développées chez les chercheurs, les intellectuels, les décideurs, et aussi chez ceux qui de par leur très forte personnalité deviennent des meneurs d’hommes.
C’est aussi la zone du « troisième œil », celle de la connaissance intuitive, développée chez tous ceux qui par des pratiques spirituelles ont affiné leurs sens subtils.
C’est l’activité d’ÂJNÂ qui donne aux hommes la maîtrise du monde. Une maîtrise technique, scientifique, matérielle. L’espace d’ÂJNÂ est l’espace des connaissances. Mais en même temps sa proximité avec le centre supérieur, SAHASRÂRA PADMA (le lotus aux mille pétales), ouvert vers l’infini, va lui permettre de s’immerger dans la dimension spirituelle.
Et nous voilà dans le troisième et dernier nœud faisant obstacle à l’épanouissement harmonieux et complet de notre croissance intérieure : RUDRA GRANTHI.
RUDRA ( de la racine RU : hurler, crier) est un des noms de SHIVA. Il est en fait un SHIVA plus archaïque, appartenant à l’époque védique. C’est un dieu lié à la puissance de la parole ; il est, en particulier, le maître des louanges. Contrairement à SHIVA qui est un « solitaire » RUDRA guide des groupes d’hommes (il mène une troupe de guerriers, les MARUTS).
C’est un dieu ambigu. A la fois sombre et inquiétant en même temps que lié à la lumière du soleil. C’est un dieu médecin mais aussi responsable d’épidémies.
Comme SHIVA il sera un redoutable destructeur en même temps que porteur du renouveau de la vie.
Tous ces paradoxes illustrent l’ambivalence du mental capable du meilleur comme du pire.
RUDRA GRANTHI est tout d’abord le nœud des scientifiques et des intellectuels. Quand la science se pratique sans la « Conscience », et de façon autocratique, elle n’est plus seulement la ruine de l’âme des savants et des chercheurs, mais elle provoque aussi la ruine du monde.
Développer toutes les qualités mentales, intellectuelles, et les transformer en qualités spirituelles est le chemin de ceux qui sont dans la recherche de la Connaissance (JNÂNA).
RUDRA GRANTHI va être aussi le nœud de ceux qui sont établis dans des métiers de communication, d’enseignement et dans le relationnel, tous ceux dont l’outil est la parole.

Et ceux qui sont les maîtres de la parole sont, pour reprendre un terme des VEDA, des « lieurs ».
Les dieux maîtres de la parole sont des dieux magiciens (VARUNA, AGNI, BRIHASPATI, RUDRA…). Leur pouvoir est immense et peut s’exercer dans un sens positif, sacré, ou négatif, destructeur.
Le « lien » de la parole peut être protecteur quand il est Yoga, entièrement tourné vers la lumière (BRÂHMAN : Parole Sacrée). Il peut se faire paralysant nocif, quand la parole est hypnotique et mensongère.
Ainsi, quand ceux dont l’outil est la parole se laissent aller à l’orgueil et au désir de puissance, ils deviennent les rois de la manipulation mentale. Au lieu de se mettre au service de la lumière, de l’évolution et de la liberté, ils sont porteurs de passivité, d’aveuglement et d’ignorance.
RUDRA GRANTHI est le nœud des « gurus »(2) et des tyrans de toutes sortes.
La destruction intérieure sera totale pour ceux qui ont fait ce choix.

Cette remontée symbolique, centre après centre, nous a permis de prendre conscience des obstacles majeurs qui sont le lot de chacun d’entre nous au cours de notre chemin de vie.
Pour le monde védique la grande angoisse ce sont les « déchirures ». Ces déchirures sont toutes les situations de disharmonie, de rupture dans le tissu de l’univers, dans le tissu social, dans le tissu individuel. Dans le système des chakras les « nœuds » semblent être les doubles complémentaires des déchirures, un chaos par surabondance cancéreuse plutôt qu’un vide-blessure.
Et cette surabondance correspond à l’enflure de l’Égo qui amène stagnation et pesanteur mortifères pour l’évolution intérieure.
Chaque moment évolutif, s’il n’est pas en permanence remis en question et passé par le couteau du Yoga, par le feu de la discrimination, par l’observation consciente et libre, par l’impitoyable et nécessaire nettoyage de l’humour, porte en lui régression, blocage, involution.
Plus nous allons vers le subtil et la profondeur plus grande est notre responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes et des autres. Rien n’est acquis, tout est toujours ouvert, tout est toujours possible. Notre vie et nos actes doivent être portés par l’impeccabilité si nous ne voulons pas nous mettre et rester dans un « sac de nœuds ».

Marguerite Aflallo, Les trois nœuds, avril 2OO6.

(1) SÂMKHYA : dénombrement, recherche, analyse
il s’agit d’un système philosophique qui fait partie des plus anciens DARSHANA (points de vue). Il y a pluralité d’écoles Sâmkhya. Le plus ancien de ces traités semble être le SÂMKHYA KÂRIKÂ. Pour le Sâmkhya et le yoga, le monde est réel (et pas illusoire comme dans le Vedanta). Celui qui veut l’affranchissement doit commencer par connaître à fond l’essence et les formes de la nature (PRAKRITI) et les lois qui régissent son évolution.

(2) GURU : « lourd »
ce mot s’est substantivé en « homme de poids » (au sens figuré), puis est devenu le « maître », l’enseignant. À la fois professeur et transmetteur, il est celui qui dissipe les ténèbres de l’ignorance. Par extension il deviendra le père spirituel et même le signe vivant d’une divinité.

TOUTE PETITE COSMOGONIE SÂMKHYA :

Au tout début (mais le temps n’existe pas encore) se trouve un principe de conscience indifférenciée, sans qualités, sans attributs, où tout n’est que plénitude.
Sous un facteur déclenchant, dans cette substance première, va se produire un contact désirant, un parfum de jeu d’où va émerger une onde, un frémissement, un mouvement qui va mettre en place une double polarisation : une Conscience Énergie dans la plénitude (PURUSHA ou SHIVA selon les écoles) et une Conscience Énergie agissante (PRAKRITI ou SHAKTI).
De leur contact, tout comme la semence fertile jaillit du contact charnel d’un homme et d’une femme, va jaillir la Manifestation.
Dès l’étincelle sonore du tout début, tout le développement de la manifestation va se faire étape par étape dans ce qu’on appelle les TATTVA (les niveaux de qualité).
Cette manifestation va être baignée dans une énergie triphasée que l’on appelle les GUNAS (RAJAS : le dynamisme, l’expansion
TAMAS : l’inertie, la cohésion
SATTVA : l’équilibre, la lumière).
Chaque TATTVA va en engendrer un autre. La Conscience-Énergie agissante, PRAKRITI-SHAKTI, va s’enrober progressivement dans une matière de plus en plus dense et concrète. Le PURUSHA-SHIVA restant la conscience témoin non agissante.