Simhâsana, la posture du Lion.

ou comment perdre sa suffisance.

Si nous nous référons aux deux classiques du yoga que sont la Hatha Yoga Pradîpikâ et la Gheranda Samhitâ, nous voyons que, parmi la multitude de situations posturales possibles, il en est 10 pour le premier et 32 pour le second retenues comme « les plus utiles pour le monde des humains ». Dans l’un et l’autre texte figure une posture qui, bien qu’annonçant quelque chose de royal, semble négligée de bien des pratiquants, c’est Simhâsana, la posture du Lion.

Un peu de technique pour commencer :

Il y a quelques approches possibles pour Simhâsana.
Globalement la posture se caractérise par une situation d’assise sur les talons, les genoux écartés, mais sans excès, et posés au sol. Les bras sont placés comme des pattes devant le corps, soit les mains au sol, soit les mains sur les genoux. On peut simplement garder les pieds côte à côte, les orteils accrochés au sol, les fesses reposant sur les talons relevés.
De façon plus exigeante on peut aussi croiser les chevilles, l’une sur l’autre, le pied du dessous moins relevé que celui du dessus pour que tous les orteils restent agrippés au sol. Les talons appuient de part et d’autre du raphé du périnée, la « couture » entre anus et organes génitaux, ce qui, pour les hommes, comprimera plus intensément les testicules.
Enfin, pour les jambes, on trouve aussi la variante « lotus » (padmâsana), l’appui sur le sol se faisant uniquement sur les genoux et sur les mains.
Il y a plusieurs positions de mains possibles. Les mains, doigts écartés et dirigés vers l’avant, sont posées devant les genoux. L’appui sur le sol se fait intensément.
On peut aussi tourner les doigts face à face ou même en direction des genoux à condition que les paumes restent bien plantées dans le sol et que les coudes ne plient pas.
Les mains peuvent se poser sur les genoux avec les mêmes variations que sur le sol. Elles peuvent aussi monter vers le niveau des aines, ceci selon la morphologie et le désir de chacun, les bras restant toujours tendus.
Une fois cette base installée on s’apprivoise dans la posture.
On observe le dégagement de la colonne vertébrale qui participe de l’intensité générale, surtout s’il y a une poussée des mains sur les cuisses.
A présent on porte l’attention sur le souffle.
Dans la posture du Lion il va y avoir une étroite relation entre le mouvement du souffle et les muscles des yeux et de la langue.
Les yeux fermés, en inspirant, on fait converger le regard vers un point entre les sourcils (bhrûmadrishti) tout en roulant la langue contre le voile du palais (jihva bandha).
Sur l’expire on ouvre les paupières en faisant glisser le regard vers la pointe du nez (nâsâgra mudrâ). En même temps on ouvre largement la bouche tout en tirant la langue qui est étalée le plus loin possible, et en émettant un « ujjayi » de moyenne intensité.
On peut aussi changer le mouvement des yeux.
Sur l’inspire, les yeux ouverts, le regard se dirige vers la pointe du nez. Et sur l’expire, toujours les yeux ouverts, il converge vers entre les sourcils.
Enfin, on peut transformer le son en un son guttural fort, un vrai rugissement de la gorge.
Pour terminer ce descriptif, nous avons aussi la possibilité d’introduire un léger mouvement de la tête en l’amenant vers l’arrière sur les inspires et en la ramenant vers l’avant sur les expires, stimulant ainsi un peu plus cette zone vishuddha très sollicitée.

Ouvrons-nous à la compréhension

Une fois installés dans l’action, Simhâsana peut sembler être une posture compliquée, bizarre, un peu grotesque et dérisoire.
Observons tout d’abord le jeu de la langue :
Dans ce mouvement inhabituel dedans roulée, dehors étalée, il va y avoir une forte STIMULATION.
Stimulation extrême de ce muscle dans un sens et dans l’autre, mais aussi, à l’intérieur, par son appui sur le voile du palais, elle va faire pression sur la zone de jonction de deux circuits énergétiques (nadî) majeurs. Il s’agit de la nadî pranavaha, appelé par les chinois Vaisseau Conception, et de la nadî manovaha ou Vaisseau Gouverneur, dont les fonctions complémentaires correspondent aux systèmes ortho et parasympathiques.
Plus subtilement, ces mêmes canaux correspondent aux forces prâniques (devant) et mentales (derrière). Cette même pression agira aussi sur les nadî « phares » que sont Ida, Pingala, et même Sushumna dans son trajet intra crânien.
La pression de la langue va stimuler toute la zone cœur de l’espace crânien, entre autres l’hypophyse et surtout ce point germe (bindu) que l’on appelle en yoga de l’Energie le « point-source ».
Complémentairement à la pression de la langue contre le voile du palais se trouve la pression des talons sur la zone mûlâdhâra, point de départ des nadî précitées.
La position des pieds, orteils accrochés au sol, stimule fortement la « source jaillissante » de la plante des pieds, qui n’est autre que le point de départ du méridien des reins.
Cette dynamique des pieds va passer directement par les talons dans mûlâdhâra y transmettant leur force d’enracinement et de croissance.
Les circuits énergétiques majeurs de notre corps vont être puissamment éveillés et équilibrés par Simhâsana.
Avec ce jeu de la langue il va y avoir aussi une IMMOBILISATION.
Immobilisation de sa fonction d’outil de la parole. Elle ne va plus être l’instrument du son articulé, vecteur du mental, mais laissera émerger un son non articulé, primitif, antérieur au verbe. Et ce son va stimuler intensément vishuddha, lieu de la communication horizontale et verticale.
En stoppant le fonctionnement habituel de la langue on arrête le bavardage intérieur. En cassant radicalement et consciemment les structures ordinaires de la parole, on va passer d’une parole verbeuse à l’émergence d’une communication plus profonde, neuve, consciente.
Ce son volontairement non articulé nous amènera à la racine du verbe, car nous allons, avec ce « rugissement », évacuer en les revivant consciemment toutes les forces animales primitives sonores. Nous sommes dans un « ne pas faire » du langage.
Le Lion nettoie vishuddha. Cela va laisser de l’espace pour un verbe fluide, subtil, maîtrisé, conscient, neuf.
A travers ce rugissement nous allons aussi évacuer le côté brut et sauvage du lion. Les passions destructrices, la force brutale, la colère seront nettoyées, favorisant une transmutation en courage, force intérieure et puissance d’action.
Dans la posture, la position des bras (surtout quand les mains sont sur les cuisses) oblige la colonne dorsale à se redresser, portant le thorax vers l’avant et vers le haut.
La zone anâhata s’ouvre. L’aspect solaire du Lion (représenté par la force flamboyante de la crinière) se mettra ici au service des énergies de lumière du Cœur.
N’oublions pas que la zone de vishuddha est extrêmement délicate. Notre pratique sonore ne doit être ni excessive ni violente, de façon à ne pas déséquilibrer ce centre. En ce cas cela deviendrait « féroce » et se transformerait en son contraire, il y aurait blocage, enrouement, état inflammatoire de la gorge.
De même que Simhâsana stoppe le fonctionnement habituel de la parole, il va casser les habitudes du Voir.
Avec cette convergence des yeux vers la pointe du nez et vers un point entre les sourcils, on met le regard sens dessus dessous. Les muscles oculaires vont être sollicités de façon inhabituelle, ce qui va stimuler et élargir leur champ de fonctionnement.
Les yeux vont être contraints à ne plus s’accrocher aux détails extérieurs générateurs de dispersion. La convergence du regard va favoriser la concentration. Mais surtout, l’outil des yeux, mis en situation de fonctionnement non ordinaire, va nous permettre de mettre fin à un regard routinier et aveugle habituel.
On retrouve l’attitude paradoxale chère au yoga : se mettre à l’envers pour mieux se retrouver à l’endroit, suspendre la respiration pour laisser s’épanouir le souffle de la Vie, s’asseoir dans l’immobilité pour se déployer dans l’espace, cultiver une force sonore primitive pour nous ouvrir au germe de tous les langages, mettre les yeux en situation de non voir pour favoriser l’émergence de la Claire Vision.
Enfin, la posture du Lion donne un sacré coup de balai à notre suffisance personnelle. En situation, on ne peut pas dire que le pratiquant se présente sous son meilleur aspect de séduction. La langue tirée (est-elle chargée ?) on montre ses intérieurs, son intimité, tout en louchant de façon disgracieuse et en émettant des sons bestiaux.
Les masques tombent.
Est-ce pour cela que cette posture est pratiquée de façon rarissime ? Ce lion-ci est loin d’avoir la superbe majestueuse du roi de la savane. Justement. Le travail paradoxal continue.

Simhâsana est une posture « à part ».

Les autres mises en formes, vues de l’extérieur, laissent pressentir ce qu’elles vont développer à l’intérieur (Sarvangâsana, Bhujangâsana, Ardha Matsyendra…). Mais pas celle-là !
D’abord, fait unique, elle amène le rire. C’est ce qui en fait une posture secrète, ésotérique, car on ne prend pas au sérieux ce qui nous fait rire, et le pratiquant peut s’arrêter aux apparences d’une posture anecdotique et drôle. Drôle elle l’est, mais pas anecdotique. Il faut lever le voile de la superficialité.
Notre fragilité, notre écueil majeur, c’est le sentiment de notre propre importance, ce qui entraîne une rigidité stérilisante.
Dans la pseudo dérision de la posture notre orgueil va être laminé. Avec Simhâsana, nous allons pouvoir comprendre et passer le cap de deux grands « nœuds », Vishnu et Rudra granthi, qui font obstacle à notre progression intérieure.
Le premier (Vishnu granthi) est situé dans l’espace du Cœur (anâhata) qui est le centre de notre humanité chaleureuse, faite d’amour et de compassion. Mais si l’on installe une attitude rigide il peut devenir le lieu du conformisme social et religieux, de l’intolérance, celui du « je détiens la Vérité ».
Le second (Rudra granthi) se situe au niveau du front, dans l’espace du Mental (ajña), celui du libre déploiement des potentialités psychiques, celui de la Claire Compréhension, mais aussi lieu de tous les pouvoirs. C’est là que s’épanouit le charisme de ceux qui ont fait un petit bout de chemin intérieur.
L’obstacle, le nœud, c’est le vertige que l’on peut avoir de se transformer en faux messie, en pseudo guru, en beau parleur jetant de la poudre aux yeux (des autres et des siens propres).
Le rire va alors introduire une distance salutaire.
Simhâsana va nourrir nos énergies profondes, stimuler mûlâdhâra, nettoyer anâhata, vishuddha et ajña, mais aussi nous plonger dans la gaieté. Une fois l’orgueil laminé ne resteront que les qualités de force, de courage, de puissance lumineuse. Cette posture va nous imprégner d’intensité mais aussi de légèreté profonde et de joie.
C’est une posture alchimique incontournable, une aide précieuse pour nous maintenir dans la vigilance (avec un cœur de lion) et transformer le plomb de notre ego en or de Pleine Conscience.

Marguerite Aflallo, Simhâsana, février 2005.