Les postures inversées (2).

Les postures inversées deuxième partie.

LE SOLEIL N’A PAS RENDEZ-VOUS AVEC LA LUNE.

Dans le précédent article, nous avons abordé l’étude des postures inversées. Nous en avons vu les caractéristiques physiologiques, énergétiques et psychologiques.

À présent, référons-nous à la Hatha Yoga Pradîpika.

Tout d’abord, le premier chapitre décrit quelques postures majeures, le deuxième étant surtout consacré au Prânâyâma. Dans le troisième chapitre, l’auteur, Svâtmârâma, aborde la notion de Kundalinî, et la nécessité d’éveiller cette conscience-énergie sise au plus profond de notre individu.« C’est pourquoi », nous dit-il, «…on doit se consacrer à la pratique des mudrâ » (III, 5).

Va suivre une liste de dix mudrâ « destructrices de la vieillesse et de la mort », et, parmi ces dix mudrâ, nous trouvons VIPARÎTA KARANÎ (geste –ou sceau- de l’action inversée) (III, 6,7).

Les mudrâ

Issu du verbe MUD : être gai, joyeux, se réjouir

MUDRÂ, nom féminin, signifie : sceau, cachet, marque, signe (d’où geste), mais aussi matrice et serrure.

Les mudrâ sont des attitudes, des gestes, des techniques éminemment symboliques qui représentent et qui amènent certains processus ou états de conscience.

Elles sont un langage. Dans la danse, les mudrâ, par les mouvements et attitudes des bras, mains, yeux, du corps tout entier, évoquent et communiquent sans paroles tout ce qui est exprimable, et même tout ce qui ne l’est pas. En yoga, elles sont aussi un langage, mais un langage pour nous-mêmes, pas pour une communication avec autrui. Revenons à la notion de sceau (ou cachet). Un sceau cachette un message. Il est le signe que ce qui est à l’intérieur est secret, et que ce message ne sera lu et compris que de son seul destinataire. Les mudrâ sont donc à la fois la marque et le signe d’un message que nous nous envoyons à nous-mêmes, et que seul leur destinataire, c’est-à-dire nous-mêmes, peut lire et comprendre. Ce message est de l’ordre de l’intime.

Le sceau est aussi le poids particulier que l’on donne à une décision (on scelle une amitié, un accord). En l’occurrence, la mudrâ va être le signe d’un accord extrêmement fort conclu avec nous-mêmes, un accord avec nos forces profondes. Quelque chose de nouveau doit être compris, quelque chose qui n’est pas de l’ordre du flux du mental ordinaire et qui passe par d’autres voies, directement. En cela on peut dire que les mudrâ sont des actes « magiques », car les chemins d’efficience des actes magiques passent par des voies non conscientes, non logiques, non intellectuelles, même si leur effet est réel.

Certaines peuvent agir par stimulation ou mise en repos de certains circuits énergétiques correspondant à des organes ou à des fonctions du métabolisme, d’autres vont toucher une énergie plus profonde, plus complexe, agissant très certainement sur des zones inexplorées de notre structure cérébrale et de notre corps « subtil ».

Nous trouvons plusieurs types de mudrâ :

Celles qui jouent uniquement avec la position des doigts, mains et bras, en assise et dans l’immobilité (jnana mudrâ…), ou en situation posturale particulière ( postures de Ganesha, de Shiva, etc…), ou bien encore dans la mobilité, portées par le souffle (shantî mudrâ, yoga mudrâ…).

Puis, nous avons les mudrâ de l’éveil de la Pleine Conscience Kundalinî, celles décrites dans la H.Y.P. ou la Gherandha Samhitâ. Beaucoup ont un appui très fort sur le souffle et les mouvements de l’énergie. Elles peuvent solliciter des muscles tels que la langue, le diaphragme ou les muscles pelviens dans un usage inhabituel. La plupart demandent l’engagement d’une grande partie du corps sinon du corps tout entier, et là nous trouvons les inversions (VIPÂRITA KARANÎ).

Âsana et mudrâ

Avec âsana, nous sommes surtout au niveau d’une libération, d’un dévoilement par rapport à quelque chose de noué, bloqué ou refoulé. Tout d’abord sur un plan physique très concret.

Nous nous trouvons ensuite face à une exigence de compréhension qui, par la mise en forme du corps tout entier, touche d’autres plans (énergétiques, psychologiques, spirituels). Âsana exige l’intensité (tapas), en même temps que l’ouverture consciente. Avec âsana il y a un « faire » en même temps qu’ un « ne-pas-faire » dont l’équilibre laisse émerger « svâdhyâya », la connaissance de soi. A nous de nous ouvrir ou pas à ce dévoilement.

Dans les postures inversées, outre cette exigence d’investissement intense, volontaire, l’aspect « mudrâ », cet acte-parole, va introduire une notion d’immédiate profondeur. Ces postures-là vont être comme plus imbibées de conscience que d’autres.

« -Toute l’ambroisie qui s’écoule de la lune à la divine beauté est, sans en rien excepter, dévorée par le soleil et c’est pour cela que le corps est sujet à la décrépitude. (III, 77)

  • Dans cette situation, il y a un expédient divin pour frustrer la bouche du soleil. Des dizaines de millions d’explications théoriques ne peuvent l’enseigner, il doit être appris des directives d’un maître. (III, 78)
  • Pour la personne dont le nombril est en haut et le palais en bas, le soleil se trouve situé au-dessus et la lune au-dessous. Cette position, appelée VIPARÎTA KARANÎ MUDRÂ (sceau –ou geste- de l’action inversée), est comprise grâce aux directions d’un guru. » (III, 79)

Nous voici avec des phrases un peu énigmatiques demandant quelques approfondissements.

Le soleil et la lune.

Arrêtons-nous sur ce premier verset (III, 77), en particulier sur l’image du soleil et de la lune. Traditionnellement, l’homme est un microcosme conçu à l’image du macrocosme. L’ensemble du monde manifesté se trouve projeté dans ce temple qu’est notre corps. On retrouve en particulier cette projection dans l’étymologie symbolique du hatha yoga :

HA= tout ce qui a les qualités de l’énergie du soleil

THA= tout ce qui a les qualités de l’énergie de la lune

YOGA= le lien, ce qui relie

Un des buts du yoga, c’est la réunification de toutes les dualités, de ces « opposés-complémentaires » qui sont nos composantes de base (la gauche et la droite, le haut et le bas, l’avant et l’arrière, l’intérieur et l’extérieur, le physique et le mental, etc…) représentées par les symboles soleil et lune, afin de retrouver l’harmonie, l’équilibre, la plénitude d’avant la rupture de la manifestation quand Plénitude et Dynamisme se trouvaient encore, à l’image de l’union amoureuse, en totale fusion.

« Le soleil réside à la racine du nombril et la lune à la racine du palais » (III, 33-35) nous dit la Gheranda Samhitâ.

Ce « soleil » est le lieu de combustion de notre corps, là où cela chauffe, où cela cuit, à l’intérieur de notre ventre, dans la zone Manipûra. Il est le feu digestif qui brûle les nourritures alimentaires, les transformant en force vitale. Mais si le feu est purificateur et transformateur, il est aussi destructeur, car, tout en maintenant la vie physique du corps, il consume le capital de base de l’individu. Les apparitions et les disparitions quotidiennes de l’astre solaire ont donné aux hommes la conscience de l’écoulement du temps, et donc du vieillissement et de la mort. Dans les Veda, Sûrya, le soleil, est le père de Yama, le dieu de la mort. D’une façon plus générale, le soleil représente l’énergie d’action, l’extériorité, ce qui est visible au grand jour. Et, par association, il représente aussi la lumière de la connaissance directe, la révélation, l’illumination.

Dans le pôle opposé à celui du bassin, se trouve l’espace crânien. Au plus intime, à la « racine » du palais, se trouve la zone appelée « point-source », lieu symbolique de la fusion Shiva-Shakti, point de jonction avec l’absolu, point de centrage de notre conscience, mais aussi point d’équilibre des énergies du côté droit (HA) et celles du côté gauche (THA). Là, les yogis placent l’image de la lune. Par le jeu de ses cycles, la lune symbolise l’éternel retour à la vie (naissance, mort, renaissance…), elle représente les énergies de transformation et d’évolution. Sa fraîcheur et son humidité sont sources de croissance pour la nature. Elle est la mère nourricière . Elle est l’énergie ancestrale, celle dont nous héritons à la naissance, l’énergie souterraine, obscure. Elle représente le monde de l’intériorité, de l’intuition, de l’imaginaire, de l’inconscient. Sa lumière étant une lumière de réflexion, elle représente la connaissance spéculative.

L’ambroisie.

Comme les grecs avec l’ambroisie, les indiens ont imaginé l’existence d’une boisson d’immortalité, le Soma, appelé aussi Amrita (la non-mort). Dans les Veda, Agni, le feu, et Soma, le liquide sacré, vont être indissociables. L’un servant de nourriture à l’autre au cours des sacrifices. L’un étant le mangeur et l’autre le mangé. Dans certains textes (Brâhmana) Soma est identifié à la lune, Chandra. Si, dans les Veda, il s’agissait d’un vrai breuvage, pour les yogis ce terme va désigner un concentré vital, un capital énergétique que chacun d’entre nous reçoit à la naissance, représenté symboliquement par une certaine quantité de liquide, situé dans la tête. À chaque respiration ce précieux liquide va s’écouler, goutte à goutte, vers le bas, et, inexorablement, va être consumé par la chaleur du feu solaire de Manipûra (dessin A).

Ainsi, au fur et à mesure que le temps passe, surtout s’il y a gaspillage et déperdition anarchique du souffle, ce potentiel vital va diminuer jusqu’à épuisement complet, ce qui coïncidera avec la fin de notre existence.

Mais, nous dit la H.Y.P., il y a un expédient « divin » pour ralentir ou stopper ce processus, c’est VIPARÎTA KARANÎ MUDRÂ (III, 79).

En nous mettant à l’envers, c’est-à-dire en nous plaçant de façon à ce que le nombril soit plus haut que le voile du palais, le liquide vital ne s’écoulera plus, restant dans son « récipient » crânien, la lune gardera alors tout son potentiel énergétique. Quant au feu, qui toujours tire vers le haut, il consumera ce qui se trouve au-dessus, c’est-à-dire toutes les toxines et déchets accumulés au bas de notre corps, remplissant ainsi son rôle de purificateur (dessin B). Si nous analysons ces images symboliques, en nous renversant, non seulement nous arrêtons le processus naturel de dégradation de notre corps physique, mais en plus nous installons un processus de nettoyage et d’assainissement des toxines et poisons accumulés au fil des ans. Rappelons la grande dynamisation physique générée par le soulagement des ptoses, ainsi que le « coup de fouet » énergétique très revigorant amenés par les postures inversées. Sur un plan psychologique, le renversement va favoriser la mise en évidence des « poisons » que sont nos peurs, nos pulsions, nos refoulements, tout ce que Patanjali appelle les « vâsanas », les imprégnations et souvenirs inconscients, qui remontent en bouffées perturbatrices et non contrôlées. Etre capable de se placer et de s’accepter sens dessus dessous nous fait sortir de nos limites et routines quotidiennes et fait se déployer notre capacité de voir aussi bien ce qui est à l’endroit que ce qui est à l’envers, ce que nous pensons être à l’envers. En modifiant la position de nos yeux, le réel nous apparaît sous d’autres angles, sous d’autres « points de vue », ce qui nous permet de changer notre regard sur le monde et sur nous-mêmes, introduisant ainsi fluidité et ouverture. Ce renversement est, bien sûr, volontaire. Il y a une halte, un arrêt très intentionnel, comme pour faire le point, établir un bilan, un inventaire, comme pour connaître exactement la situation où nous nous trouvons.

Et là, le terme très précis de « mudrâ », utilisé par Svâtmârâma, prend tout son sens.

Les « matrices ».

Avec les âsanas, nous expérimentons une très grande richesse de vécu, une ouverture à des champs de conscience qui nous sortent de nos limitations d’homme ordinaire. Les postures nous mettent en accord intime avec toutes les formes du vivant et nous remettent à notre juste place, une structure énergétique parmi des millions d’autres tout aussi importantes. Tous les apprentissages qui ont été le processus naturel, biologique, de notre croissance d’ « espèce », le yoga va nous permettre de les revivre, mais en conscience. Avec les mudrâ VIPÂRITA KARANÎ, il ne s’agit plus d’une mise en forme facteur de connaissance profonde et d’accord intime avec soi-même, avec le monde et avec toute forme d’existant, mais d’une matrice qui va engendrer une naissance à nous-même.

Dans ce renversement, l’image du fœtus s’impose, lui qui va se retourner pour passer de la nuit utérine, d’un état léthargique et passif à l’émergence à la lumière, à l’action et à l’autonomie. Car nous naissons à la vie et au monde du dehors la tête en bas et les pieds en l’air. Pour le monde indien, l’axe du monde est représenté par le figuier sacré, Ashvattha, qui pousse ses racines dans le ciel et sa coupe feuillue vers le bas. Dans un monde « à l’endroit », les arbres ont leur coupe feuillue en haut, dans le ciel, et leurs racines s’enfoncent dans la terre. Ce monde-là est le monde extérieur, matériel, apparent. Mais il n’est pas le seul. Il existe une autre réalité, un monde subtil, celui de l’intériorité, de la spiritualité, un monde essentiel, et celui-là se trouve, symboliquement, dans l’autre sens. Dans les postures inversées, nous nous trouvons comme ce « presque né ». Nous mettons volontairement en œuvre un processus qui va nous faire passer la porte étroite. C’est la clef nous ouvrant à la richesse d’un monde nouveau. Cette deuxième naissance, volontaire, va nous remettre dans le « bon » sens, par-delà les naissance et croissance biologiques, inconscientes, pour nous plonger dans une naissance dont nous serons les acteurs conscients, une naissance à notre réalité profonde. Et la croissance qui en résultera sera intérieure, spirituelle. Nous naîtrons à la lumière des plans les plus profonds de la conscience.

Quand nous nous trouvons les pieds dans le ciel, quand nos racines sont en haut, cela souligne que même l’enracinement dans le concret, qui est un enracinement vital, doit se nourrir des forces du subtil. La sève nourricière vient des Sources. On peut aussi penser que l’homme « retourné » est retourné comme un gant ou comme une peau de lapin, laissant librement émerger son intériorité à la surface. La frontière de séparation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur étant abolie. Notre intériorité émerge à la surface, sans peurs, sans cuirasse, plus sensiblement en osmose avec le subtil, comme dans le bain matriciel premier. Nous baignons alors dans l’unité, à la Source.

Et cet acte de retournement, ce « faire », devient un acte d’ « être ».

En conclusion.

Comme toute posture, l’inversion est une halte, un arrêt intentionnel par rapport à une situation ordinaire d’agitation et de superficialité. Mais là, on « stoppe le monde » de façon beaucoup plus radicale. De même qu ‘elle est un outil de régénération physique et énergétique, elle donne une « claque » aux conditionnements et aux limitations. Etre capable de nous mettre à l’envers va nous faire mieux nous retrouver à l’endroit, en complétude. Elle nous ouvre à une plus grande liberté intérieure. Elle est une porte nous faisant passer du morcellement à la plénitude. On peut, bien sûr, pratiquer les postures inversées sans en connaître toutes les implications dont nous avons parlé. Il ne faut pas s’effrayer du symbolisme, mais ne pas s’étonner de l’intensité des énergies en jeu quand nous pratiquons ces postures « divines ».

L’homme « retourné » est un homme nouveau chez qui le fonctionnement analytique et rationnel, sans cesser, se fond dans une ouverture plus vaste, dans un état d’unité.

«  alors, ce qui voit en nous ( le témoin ), s’établit dans sa forme propre » (Yoga Sûtra – I,3-).

Marguerite Aflallo, Les postures inversées (2),  20 Mai 2010.