Les postures inversées (1).

Les postures inversées première partie.

En yoga, il y a une posture qui, avec l’assise en lotus, représente l’essentiel du yoga pour ceux qui ne le connaissent pas, à savoir s’installer la tête au sol et les pieds en l’air. C’est ce que l’on appelle la « posture inversée ». Pour les non-pratiquants ou les tout débutants, c’est une situation un peu choc, et surtout apparemment anti-physiologique, puisque les positions « naturelles » des hommes sont : debout, assis, couché, accroupi ou à quatre pattes. Ce positionnement va donner une impression insolite et acrobatique du yoga , quelque chose qui va flirter avec les arts du cirque. Mais, dans toutes les écoles, dans tous les courants du yoga, cette pratique-là occupe une place privilégiée. Essayons de voir pourquoi.

Caractéristiques :

Tout d’abord, dès qu’on aborde le yoga, et contrairement à l’opinion répandue, on ne va pas trouver « une » posture inversée, mais « des » postures inversées, toutes ayant, pour la HATHA YOGA PRADÎPIKÂ, une même caractéristique commune :

« Pour la personne dont le nombril est en haut et le palais en bas, le soleil se trouve situé au-dessus et la lune au-dessous. Cette position, appelée posture inversée (VIPARÎTA KARANÎ MUDRÂ –sceau de l’action inversée-), est comprise grâce aux directions d’un guru » (III, 79)

Remarquons tout d’abord que, pour la H.Y.P., la caractéristique essentielle c’est la position du nombril, donc du ventre, qui doit se trouver au-dessus de la tête, particulièrement au-dessus de la zone du voile du palais, ce qui correspond à peu près au centre géographique du crâne. Cela élargit donc ce champ postural à d’autres postures que celles où les pieds sont totalement en l’air. Cela peut ainsi permettre aux personnes qui sont dans l’empêchement physique pour aborder les « grandes » inversions d’en ressentir les bienfaits en s’installant dans d’autres postures ou d’autres variantes.

Quelles postures vont entrer dans cette catégorie ?

Tout d’abord, les « majeures », celles où les deux pieds sont dans le ciel et la tête au sol :

SHIRSHÂSANA « posture sur la tête » (dessin 1)
KAPALÂSANA « posture du crâne » (2)
SARVANGÂSANA « posture de tous les membres » – la chandelle (3) (3 bis)

Puis, dans les classiques :

HALÂSANA « la charrue » (4)
BHÛMI PÂDA MASTAKÂSANA « tête et pied dans la terre » (5)
UTTHITA SHASHANKÂSANA « le lièvre levé » (6)
TRISHÛLÂSANA « le trident » appelé aussi TRIPÂDA KONÂSANA(« l’angle à 3 pieds » (7)
PÂDA CANDRÂSANA « le pied à la lune » (8)
UTTÂNÂSANA « le vase ouvert vers le haut » – la pince debout (9)
SUMERVÂSANA « la montagne » appelé aussi ADHO MUKHASHVANÂSANA « le chien au museau vers le sol » (10)
KÂKÂSANA « le corbeau » dans sa variante tête au sol (11)
SETVÂSANA « le pont » (12)
DVIPÂDAPITHÂSANA « le trône à 2 pieds » appelé aussi ARDHA SETVÂSANA « le petit pont » (13)

Bien sûr, de multiples variations peuvent être proposées sur ces postures de base.

Toutes ces postures vont avoir, de par cette situation où la tête va se trouver sous la partie basse du corps, des effets très particuliers et spécifiques.

Quels en seront les premiers effets ?

La pesanteur à laquelle nous sommes soumis est un facteur de fatigue et de vieillissement du corps humain. Instinctivement, nous nous reposons à l’horizontale ou en position déclive. Avec la pratique des postures inversées, surtout celles où les pieds sont en haut et la tête en bas, le yoga offre une solution radicale pour le soulagement des ptoses des organes. Par retour du sang veineux plus rapide et plus complet, il va y avoir aussi une grande dynamisation de la circulation sanguine, ce qui va soulager le cœur. Ces postures vont favoriser la sortie des « vents captifs » (flatulences, tympanisme…) et vont améliorer la digestion. Les yeux et toute la masse cérébrale vont être particulièrement irrigués, ainsi que la thyroïde qui sera stimulée. D’où amélioration et régulation de ses fonctions : la thermorégulation, donc adaptabilité au milieu, le contrôle du métabolisme, l’activation du système nerveux central et de la plupart des organes du corps, et même une action sur la création et le renouvellement des cellules sanguines dans la moelle osseuse. Les postures inversées vont avoir de nombreux effets bénéfiques, entre autres sur : hypothyroïdie, asthme, palpitations, migraines, dyspepsies, constipation, ptoses viscérales, varices, hémorroïdes… Le taux de corticol plasmique (sécrété par les surrénales) va diminuer, ce qui va améliorer les phénomènes inflammatoires et générer une plus grande résistance aux situations de stress.

Mais, de par leur position, que l’on pourrait qualifier de « hors normes », ces postures, surtout les majeures, vont devoir être abordées avec certaines précautions. Il va y avoir des contre-indications qui sont celles du « bon sens » :

- les opérations récentes à la tête (yeux, oreilles, dents…)

- les plaies au visage ou à la tête

- les maux de nez, gorge, oreilles, yeux, ou infections dentaires (abcès)

- l’arthrose cervicale sévère et les cous très fragiles

- l’hernie hiatale

- l’hyperthyroïdie

- les phlébites et, d’une façon générale, une grande fragilité capillaire

- la spasmophilie déclarée

- les troubles cardio vasculaires graves

- l’obésité…

Chacun se doit de travailler avec intelligence. Si on dialogue avec ses propres difficultés, la plupart de ces postures sont accessibles, et cela grâce aux multiples variantes et niveaux.

Pour les postures où la tête est plantée dans le sol et où le cou est soumis à une intense sollicitation, il faut prendre certaines précautions. Ces postures ne s’abordent pas de but en blanc. Il faut préparer le corps, en particulier le cou en le musclant et en le mobilisant de diverses façons. Il faut aussi préparer de façon tonique le dos et les abdominaux. Il est également opportun, pour les grandes inversions, de s’installer au préalable dans une inversion moins « radicale » pour éviter tout choc de l’organisme.

De plus, soyons attentifs à ne pas nous installer dans les inversions en toute première ni en toute dernière posture de séance. On introduira ainsi une notion de respect vis à vis de ces postures très particulières, et cela les placera en cœur de séance comme des joyaux dans leur écrin.

N’oublions pas non plus que la posture est un moyen et non une fin en soi. L’état d’esprit avec lequel on aborde une posture est primordial. Une magnifique posture prise avec orgueil, tensions, superficialité ou pour « épater la galerie », ne donnera jamais les résultats annoncés par la tradition. Par contre, une approche dégagée de tout conflit intérieur, libre de commentaires qualitatifs et en état d’ouverture, sera porteuse de fruits.

Effets plus subtils :

Comme pour les circulations plus denses, il va y avoir une modification profonde du mouvement habituel de l’énergie vitale. Le renversement des polarités naturelles est une vraie « claque » énergétique, entraînant des effets de renouveau très positifs. Les pieds, qui sont toujours en prise avec la terre, vont se retrouver baignant dans les énergies subtiles de l’espace. Il va y avoir comme un grand respir à leur niveau, une grande légèreté, on « marchera comme sur un nuage ». Quant à la tête, qui est quasi en permanence dans l’espace, elle va se trouver à présent fortement enracinée dans le sol, favorisant ainsi une situation où elle aura un peu plus de « plomb dans la cervelle ». Des états d’agitation, d’anxiété et de fatigue peuvent être générés par une insuffisance d’irrigation cérébrale, entraînant une raréfaction d’oxygène. L’irrigation cérébrale (par le souffle ou les postures inversées) favorise l’activation de l’attention et de la vigilance. L’immobilisation de la tête en bas va stabiliser l’agitation intérieure, d’une part par simple effet d’attention à une situation radicalement nouvelle, et d’autre part parce qu’elle se nourrit des énergies de tranquillité et de cohésion de la terre. Il va donc y avoir diminution des peurs, du stress, de l’anxiété. L’ambiance intérieure sera plus calme et apaisée.

Toutes les situations d’inversion placent au-dessus de la tête des parties du corps qui, en temps ordinaire, sont dans d’autres positions. Consciemment ou inconsciemment, la tête représente le mental discursif et analytique. Elle est le siège de l’ego, et, bien sûr, des conventions morales et sociales. Tout d’abord, par le simple renversement de l’ordre habituel des choses, la cérébralité va pouvoir s’ouvrir à d’autres approches de la réalité. Ainsi les postures inversées vont favoriser le développement de l’intuition. En nous obligeant à voir la réalité sous un angle diamétralement opposé, et avec la prise de conscience des dualités (tête-pieds, haut-bas), les inversions nous obligent à aller au-delà de ces dualités. Car, si nous pouvons aborder de façon égale un sens ou l’autre, tout va se relativiser, et l’adaptabilité rapide ainsi qu’une grande fluidité en seront les fruits.

Mais aussi certaines inversions vont mettre au premier plan, placer au grand jour et tout à fait en évidence, soit le bassin et la zone de la génitalité, soit le fondement, toutes deux étant des zones très « sensibles » psychologiquement. Ce sont des lieux « tabous », porteurs de tensions, de problèmes non résolus ou bien niés et mis de côté. Les postures inversées vont amener à la surface, au grand jour, toutes les sensations, pulsions ou répulsions liées à ces zones-là.

Il se peut qu’alors nous expérimentions une sensation rare en yoga : la peur. Avec tous les degrés possibles, cela peut aller d’une simple impression fugitive à la panique.

Les peurs :

Habituellement, quand nous sommes confrontés aux postures les plus compliquées, les plus entortillées, nous pouvons ressentir des sentiments d’impuissance ou de colère. C’est notre suffisance personnelle, notre orgueil qui en prend un coup. Mais, au fond, nous sommes tranquilles. La tête restant dans une position « naturelle », dominante, rien de profondément important n’est remis en cause. Par contre, dans les inversions, les références visuelles habituelles ne jouant plus, les points d’appui coutumiers étant radicalement balayés, nous sortons des lectures des perceptions que l’on pensait aller de soi. Notre appréhension du monde devient différente, nous nous trouvons alors face au danger de voir « l’ordre établi » voler en éclat. Nous évoluons dans un monde connu, un monde auquel on pense comme on nous a appris à le penser, un monde que nous avons structuré et organisé de façon à éviter de nous confronter, autant que faire se peut, avec l’inconnu et avec nos propres zones d’ombre. Si ce monde se retrouve à l’envers, sens dessus dessous, les garde fous que l’on a mis en place s’effondrent.

Si nous nous trouvons « cul par-dessus tête », comme dans HALÂSANA (« la charrue »), nous mettons non seulement en pleine lumière, mais aussi en position dominante, cette zone qui représente les pulsions souterraines. Alors, peuvent surgir les peurs profondes à l’idée d’une éventuelle domination de l’incontrôlable, de l’« indomptable », pour ne pas dire de l’ « innommable ». Et, si la pression du refoulé est intense, va jaillir la peur de l’hégémonie du souterrain sur ce qui se trouve en haut, au grand jour, et sur ce qui est socialement présentable. D’où, bien sûr, une certaine déstabilisation, inquiétude, peur ou angoisse, selon les individus et leur histoire.

En quelques secondes tout est remis en question. L’ordre établi et ses barrières protectrices volent en éclat, on ne peut plus rien maîtriser, on est mis à nu…tout peut arriver !

Dans les grandes inversions, où là ce sont les pieds qui sont en situation dominante, où le renversement est radical, la peur vient aussi à l’idée que si on place 50, 60 ou 70 kilos (ou plus) au-dessus du crâne, celui-ci n’explose. Là, la crainte est générée par l’intelligence profonde du corps qui veille à ce qu’un mental égaré ne se mette en situation de porter atteinte à l’intégrité du corps, amenant des lésions profondes et irréversibles. Le « bon sens » joue.

Cette crainte n’exclut pas la précédente. Elle sert même souvent de prétexte raisonnable, bien que de mauvaise foi, pour ne pas se confronter à ces situations psychologiquement déstabilisantes.

De même, en particulier dans SARVANGÂSANA (« tous les membres » – la chandelle-), mais aussi dans HALÂSANA, peut surgir une fausse impression d’étouffement. Le blocage se situe au niveau de la gorge, le lieu du dit, de la parole. Quelque chose ne peut pas, ne veut pas passer par la verbalisation, et donc par la compréhension plus claire et lucide de situations qui ont, dans notre histoire, été « renversantes », des situations où tout était sens dessus dessous. Pour les anciens traumatisés, va surgir la peur d’avoir à gérer un reflux de ce qui avait été profondément enfoui et volontairement « oublié ». S’installer dans ces postures fait partie d’une dynamique de résilience.

De façon très concrète, si nous n’avons pas de pathologie particulière (voir ci-dessus les contre-indications), si nous avons correctement préparé notre corps, et si nous nous installons de façon judicieuse et attentive, il n’y a aucun danger de surcharge cérébrale, aucun risque non plus d’étouffement.

En conclusion :

Les postures inversées, en nous mettant face à nos capacités à nous maintenir droits, en équilibre, stables, quand tous les points de repères ont disparu, vont donc nous servir de révélateur. Sommes-nous rigides dans nos structures les plus intimes ? Si c’est le cas cela révèle de la fragilité, car la rigidité est une compensation à une fracture intime, à un décentrement profond. Ou bien sommes-nous capables d’adaptation rapide à des situations nouvelles, différentes, imprévues, renversantes ? Signe de stabilité et de fluidité intérieures.

Et comme toujours, en yoga, la posture est à la fois le diagnostic et le soin. Elle va nous permettre de faire le point sur ce que nous sommes et apporter des solutions aux manques, aux difficultés, aux déséquilibres. Elle va nous obliger à trouver une grande souplesse intérieure, des capacités d’adaptabilité à des situations totalement nouvelles, ce qui va nous obliger à cultiver le lâcher prise et aussi à nous voir avec une grande lucidité.

L’immobilisation des pieds et des jambes dans l’espace, les prive un instant de leur fonction habituelle, la marche dans le monde.

Prenant leur sève, leur nourriture du subtil, ils vont se transformer en outils d’une marche immobile, intérieure, où nous trouverons nos propres jambes, notre propre façon d’avancer, en lâchant les béquilles d’un chemin de vie préparé d’avance et codifié de l’extérieur.

Nous devenons ainsi des marcheurs de l’intériorité.

Il se peut aussi que nous soyons dans l’impossibilité physique de nous installer immédiatement dans les inversions majeures. La confrontation avec l‘échec va balayer notre suffisance, nous obliger à nous installer dans la modestie et dans l’acceptation de nos limites. Ne pas abandonner non plus, se proposer de temps en temps, sans acharnement, ces postures, va fortifier en nous une volonté profonde.

N’oublions pas, non plus, que l’homme retourné a aussi le cœur placé au-dessus de la tête. Le cœur de chair comme le cœur symbolique.

Ainsi, libres de l’hégémonie de l’intellect et du mental, les qualités fortes et profondes de cette zone pourront se développer. Alors primeront la sensibilité, l’intuition, et l’amour.

Marguerite Aflallo, Les postures inversées (1), 10 Mai 2010.