L’ours. 2

L’ours

Abordons à présent l’ouvrage de Nastassja Martin (« Croire aux Fauves » Gallimard-Verticales) dont le témoignage peut nous ouvrir, là encore, à des résonances inattendues. Nastassja Martin, elle, est une anthropologue spécialiste des peuples arctiques et de l’animisme. Elle compile et analyse leur rapport à la nature, leur totale immersion dans les énergies végétales, minérales, animales, dans ces forces qui tissent le monde et avec lesquelles il faut composer.
Après avoir travaillé en Alaska, pendant de longs mois elle va partager la vie des Evenes dans le Kamtchatka. Comme elle est grande, forte, et qu’elle rêve souvent d’ours ils la surnomment affectueusement matukha, l’ourse.
Un jour, sur un glacier, elle tombe nez à nez avec un ours. S’ensuit un violent corps à corps où elle a le visage déchiré, emporté et à moitié dévoré par l’ours. Elle le blesse à son tour avec son piolet. « Si je m’en sors, pense-t-elle alors en un éclair, ce sera une autre vie ». Dans sa remontée de l’enfer des opérations et des reconstitutions faciales elle réalisera petit à petit que puisqu’elle n’est pas morte dans ce combat hors normes, c’est qu’il va s’agir pour elle d’une naissance. Comme les peuples premiers elle comprend que rien n’est dû au hasard dans les rencontres, les croisements et les trajectoires de vie. Comme eux elle sait que nous ne sommes pas les seuls à vivre, à sentir, penser, écouter dans la forêt, et que d’autres forces sont à l’œuvre tout autour. Ses amis Evènes lui avaient dit que les esprits animaux nous choisissent avant même qu’on les rencontre. Pour eux elle va se trouver « marquée » par l’ours, elle devient miedka, celle qui vit entre deux mondes, moitié-femme, moitié-ourse. Pour les chasseurs Evènes cet évènement doit faire sens, alors pour eux elle sera le « cadeau » de l’ours aux hommes. En perdant son visage elle perd son identité. Et, tout comme le chamane dont le visage est masqué et occulté, en perdant son identité elle devient sur-humaine. Elle devient le messager possible des esprits, et ce de façon permanente. Les Evènes pensent que les ours sont les plus intelligents des animaux, qu’ils sont aussi puissants que les hommes.
Et que s’ils ne supportent pas de regarder les yeux des humains c’est qu’ils y voient le reflet de leur propre âme.
Un ours croisant le regard d’un homme cherchera toujours à effacer ce qu’il y voit, c’est pour ça qu’il attaquera inévitablement, disent-ils. L’ours et la femme se regardant et s’affrontant ont concrétisé un échange : un ensauvagement pour l’une et une possible parcelle d’humanisation pour l’autre. Au bout de cette rencontre leurs deux corps ont été marqués du signe de l’autre en une sorte d’hybridation. Elle comprend aussi qu’elle est allée « volontairement » jeter dans la gueule de l’ours et qu’une partie d’elle-même était prête à cette rencontre. Nastassja Martin comprend qu’il existe une loi implicite, silencieuse. Une loi propre aux grands prédateurs qui se cherchent tout en s’évitant. Lorsqu’ils se trouvent leurs territoires implosent, leurs mondes se retournent, leurs cheminements usuels s’altèrent et leurs liens deviennent alors indéfectibles. Elle réalisera alors au plus profond d’elle-même, avec ce qu’elle appelle sa rencontre « archaïque », cette conception animiste de réversibilité, d’altérité qui installe une plus grande proximité entre les espèces. Un espace s’ouvre alors, où l’un va être le reflet de son double dans l’autre monde. Pour elle, le concept habituel d’identité univoque et unidimensionnelle qui était le sien va voler en éclats dans cet échange sanglant. Elle va se trouver être à la fois l’anthropologue rationnelle et analytique en même temps qu’une femme dont toute la richesse « primitive » et archaïque sera remontée à la surface. Mais aussi qui peut dire ce que l’ours porte en lui à présent se demande-t-elle. Revenons à notre rapport au monde animal. Au cours de la transe les chamanes vont entrer en connexion avec un animal totémique, un animal avec lequel ils ont des affinités souterraines. Cet animal les guidera et leur permettra d’obtenir une réponse claire à ce qu’ils sont allés chercher. Pour la majorité des peuples premiers chaque individu a son double dans le monde animal et /ou végétal.

En yoga, symboliquement, chaque posture correspondrait au « moule », à la « matrice », d’une créature ou d’une forme du vivant. En nous plaçant dans telle ou telle forme nous entrons aussi dans la sensibilité et dans l’ambiance d’une forme de vie particulière, ce qui va générer en nous une profonde ouverture, tolérance et compréhension, et ce de l’intérieur, avec tout ce qui existe. Cela nous remet à notre place, au même niveau que toutes les autres créatures, ni plus ni moins. Et cela va réveiller en nous le souvenir d’un lointain passé phylogénétique, de ces phases de l’évolution que nous portons inscrites au plus profond de nos cellules. Toutes ces vies minérales, végétales, animales, toutes ces formes que nous avons peut-être un jour expérimentées. En tous les cas cette pratique où quotidiennement nous nous moulons consciemment, en fusion et en ouverture, dans une multiplicité de formes, va développer en nous un sens secret, une compréhension intuitive au-delà des apparences, un sixième sens.
Aussi n’est-il pas impossible que la pratique du yoga éveille en nous l’intuition d’une affinité privilégiée avec un végétal ou un animal-frère. Nastassja Martin rappelle aussi qu’en Alaska tout comme dans le Kamtchatka il existerait une dimension absolue, un sans limite, ce que les peuples premiers appellent le « temps du rêve », affleurant à la surface du présent. Ce temps du rêve se nourrissant de chaque fragment d’histoire qu’on continue d’y ajouter. Ces hommes-là savent aussi que tout est constamment « enregistré ». Les arbres, les animaux, les rivières, chaque partie du monde
retient tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit et même ce que l’on rêve et ce que l’on pense. Le monde n’oublie rien. Ce qui s’est passé, ce qui arrive, ce qui se prépare.
On ne peut alors que penser aux notions de karma et de vâsâna du monde indien et du yoga. Nous y apprenons que tout acte (action, parole, pensée), le karma, a un impact sur ce que nous sommes et imprime son intention, bonne ou mauvaise, dans le monde. Ce qui nous renvoie à une absolue responsabilité vis-à-vis de ce que nous faisons, disons ou pensons. Nous nous devons aussi d’essayer d’analyser, de
débroussailler et d’amener clairement à la conscience les pulsions et les motivations souterraines qui remontent en bouffées depuis l’enfoui subconscient, de façon à ne pas rester le jouet passif de forces et d’imprégnations latentes (vâsâna).
Pour toutes les nations premières le lien avec le sans limite se fait à travers les rêves, à travers les « rêves-pouvoirs » comme disent les amérindiens. Les rêves ouvrent la possibilité d’une connexion et d’un dialogue avec les êtres du dehors. C’est ce qui est arrivé avec cette anthropologue qui rêvait d’ours déjà chez les Gwich’ins en Alaska. Complémentaires des transes chamaniques qui ont comme objet de rétablir un lien coupé et de guérir, les rêves informent et permettent aux humains de s’orienter dans leurs actes et dans leurs relations à venir.

Dans les Yoga Sûtra Patañjali mentionne les rêves comme des mouvements du mental pouvant être source de souffrance ou non (Y.S. I, 6 et I, 10) et aussi comme un chemin possible vers l’expérience de samâdhi, de la Pleine Conscience (Y.S. I, 38). Le champ de l’inconscient est un lieu de vérité. Chaque rêve est là pour nous apprendre quelque chose. Les rêves ordinaires, digestion des activités du temps de veille, peuvent être déjà une source de connaissance en nous renseignant sur le fonctionnement de notre psyché, à condition bien sûr d’arriver à en décrypter le langage, d’apparence souvent absurde et surréaliste. Mais il y a aussi les rêves « pouvoirs » qui sont un
langage de connexion avec des plans d’existence différents. S’ouvrir à leur imprégnation et les comprendre peut nous permettre d’en tirer des enseignements profonds.

Les Evènes pensent que tout comme le chasseur parti loin et longtemps, comme l’anthropologue ou l’ethno-musicienne européennes qui se trouvent bien loin de chez elles, c’est quand nous sortons du quotidien routinier que peuvent surgir les rêves-enseignements. Pour « rêver » il faut être déplacé, hors de la maison, hors du cocon routinier. Il faut « rêver plus loin ». Ainsi dans ces deux récits nous découvrons deux expériences de vie de femmes qui se sont trouvées bouleversées et transformées au plus profond, en rupture absolues avec ce qu’elles étaient auparavant. Même Nastassja Martin, l’anthropologue pour qui tout le « matériau » humain qu’elle compilait et analysait restait vu à travers le prisme forgé par les normes universitaires en rigueur, à savoir avec l’obligation de ne pas s’impliquer dans l’objet de son observation. Elle restait en dehors. C’était sans compter avec cette autre partie d’elle-même qui souterrainement découvrait, comprenait, s’ouvrait à d’autres réalités, indubitables et puissantes. Jusqu’à ce qu’elle se trouve propulsée
« dedans ».
Et si pour les Evènes ce sont les esprits animaux qui nous choisissent, dans le cas de Nastassja peut-être que le choix souterrain de son « double » animal était-il inconsciemment influencé par son patronyme. En effet, Nastassja porte le nom-même que le langage populaire d’ici a toujours donné à l’ours dans les histoires et les contes : Martin!
Corine Sombrun, fragilisée par son deuil, s’est trouvée elle aussi propulsée, immergée et absorbée dans un univers inconnu fonctionnant avec des codes totalement autres. Pour toutes les deux des brèches se sont ouvertes dans leur façon d’être au monde. Toutes les deux ont continué à vivre avec et face à ces deux réalités, et loin de s’y noyer elles ont réussi à y trouver richesse et équilibre. D’une façon moins paroxystique, tous ceux qui ont rencontré le yoga et qui se sont embarqués dans cette aventure reconnaissent les bouleversements profonds que leur a apporté cette expérience. Bouleversements dans leur structure physique, mentale et spirituelle. Bouleversements, mais surtout enrichissement et ouverture dans leur sensibilité, leur regard et leur présence au monde.
Ces expériences, celles relatées dans ces deux ouvrages et celles de l’aventure du yoga, sont comme des portes qui s’ouvrent sur un monde plus riche, plus complexe, plus tissé, sur « un monde plus grand ». Et elles nous permettent, comme dit Nastassja Martin, non seulement de rêver plus loin mais aussi de vivre plus loin. Juste vivre plus loin.

Marguerite Alfallo