
Deux chemins, deux témoignages de passages paroxystiques menant de la souffrance et de l’obscurité vers la lumière.
Témoignages qui ne peuvent laisser indifférents les pratiquants de yoga.
La louve.
Corine Sombrun est une ethno-musicienne qui travaille pour la BBC. Après la perte de son compagnon elle plonge dans le désespoir. On lui propose alors d’aller faire un reportage sonore sur les pratiques chamaniques de Mongolie, pratiques dont elle ignore pratiquement tout. Dès la première cérémonie elle entre en transe et se comporte comme un loup. Elle est alors reconnue comme chamane en puissance et fortement incitée à initier un apprentissage chamanique de trois ans chez une chamane Tsaatan.
Malgré ses fortes réticences, le désir souterrain d’entrer en communication, par-delà la mort, avec son compagnon la motivera. Sceptique et bouleversée par ce qu’il lui arrive, elle jouera le jeu de cet apprentissage hors normes. Petit à petit elle découvrira les techniques, les enjeux et les codes de ces « délégués » d’une société où on vit en cohabitant avec les forces invisibles de la nature, avec les « esprits » qui peuplent le monde. D’expérience en expérience et sous la direction exigeante de son instructrice, elle s’initiera à ce « métier » qui relie les deux réalités, le monde ordinaire et le monde des esprits, et qui permet de résoudre les problèmes de vie des uns et des autres dans la communauté.
Craignant malgré tout de devenir folle avec ce qui s’apparente à un « dédoublement de personnalité », au cours de ses retours en France
elle est examinée par des psychiatres, des médecins et des scientifiques. Et, malgré ce qui pour la médecine occidentale ressemble à des
états aigus de crises schizophréniques, ses examens cliniques sont normaux. Désirant faire le pont entre ces deux réalités que sont le monde scientifique et l’univers chamanique, elle sera et continue d’être volontaire pour participer à des programmes de recherche sur les EMC (états modifiés de conscience). Ces études, menées par neuroscientifiques en Belgique et au Canada, pouvant déboucher sur une meilleure compréhension et connaissance des capacités du cerveau humain et ouvrir la voie à des guérisons pour certains troubles neuropsychiatriques. Pour les chamanes la maladie est le symptôme que le patient a rompu son lien avec le monde des esprits et qu’il s’est déconnecté des nergies ambiantes, des énergies de la nature. Leur rôle consiste en réparer cette connexion. Le chamane va rétablir le lien tout d’abord en évacuant les peurs, en restaurant la confiance. Il n’évite pas la maladie, il répare la peur de la maladie. Il n’évite
pas la mort, il répare la peur de la mort. Le processus de la cérémonie se fait en quelques étapes.
Avant la cérémonie le chamane discute avec la personne venue le consulter. Celle-ci lui raconte sa vie et le pourquoi de sa requête. Le chamane a donc ainsi une certaine connaissance de l’histoire et de la psychologie du consultant. Puis le chamane fabrique un objet, un artefact, censé représenter le problème du consultant. Le problème devient alors concret, matériel, on peut le toucher. On aura donc la possibilité de pouvoir facilement l’éliminer. Le « problème » est ensuite posé sur l’autel de la cérémonie. Le chamane explique au consultant que si le problème est là, devant lui, c’est qu’il a fait une erreur dans sa vie et a blessé ou « vexé » un esprit. Pour calmer cet esprit il va lui falloir faire des offrandes et demander à l’esprit de lui pardonner. En faisant des offrandes le consultant va passer du rôle de victime passive à celui d’acteur, il peut faire quelque chose pour sa guérison. Ainsi déjà sa vision de lui-même et de ses propres capacités va se modifier. Et en payant sa dette avec les offrandes il va se pardonner ce qu’il se reproche inconsciemment d’avoir fait.
À ce moment-là le chamane enfile son costume de cérémonie, un costume lourd, chargé d’objets symboliques. On ne voit plus son visage qui est masqué et dont les traits sont effacés par des bandelettes. Il va ainsi perdre son identité, il n’est plus un individu particulier, ordinaire. Et en perdant son identité il devient sur-humain, il devient alors le messager des esprits.
Le consultant va développer une plus grande confiance en ce processus exceptionnel, mis en place pour lui. Pendant la cérémonie le chamane va frapper sur un énorme tambour afin que le son lui serve de chemin vers les esprits. Une fois ceux-ci contactés il leur demandera la raison de l’existence du problème. Il leur demandera ce que le consultant ou un de ses ancêtres a fait pour les blesser ou les vexer. Les raisons données sont parfois surprenantes de banalité ou d’insignifiance. Mais leur fonction réparatrice vient simplement du diagnostic, de la mention de l’identification du problème. N’importe quel qu’il soit, c’est l’acte d’identification du problème qui sera nécessaire au processus de réparation. Pendant la cérémonie le chamane va « purifier » l’artefact qui représente le problème, il en élimine le pouvoir néfaste et le transforme en un nouvel allié de la personne. Il renforcera ainsi le processus de reprise de confiance du consultant.
À la fin de la cérémonie le chamane donnera aussi quelques grigris protecteurs pour le consultant et sa maison. Ainsi les chamanes ont compris depuis longtemps qu’il est préférable et somme toute plus facile de résoudre les problèmes en les concrétisant plutôt qu’en restant dans l’abstraction. « Interroger les esprits » révèle un problème enfoui et le fait passer d’un univers abstrait, le monde des esprits, inaccessible à l’entendement, à celui des humains, au monde concret et rationnel. De l’inconscient au conscient.
Qu’en est-il du rapport du récit de ces expériences avec le monde du yoga ? Se pourrait-il que des liens existent entre ces deux expériences ?
Reprenons le processus de la cérémonie chamanique et celui de l’expérience du yoga. Tout d’abord, en venant au yoga et surtout en persévérant dans cette voie, on joue volontairement et en toute liberté le jeu d’entrer dans une expérience différente des exercices physiques et sportifs habituels. Et très souvent nos motivations sont générées par certains problèmes ou difficultés personnelles que nous pensons pouvoir résoudre par cette expérience. Dans la pratique du yoga on va nous proposer de nous installer dans des postures qui vont nous obliger à nous mouler dans une infinité de formes. Et même, et c’est là la grande intelligence de cette discipline, dans une grande variété d’approches de chacune de ces formes. On ne pourra pas y échapper !
Et chacune de ces formes aura des retentissements dans toutes les strates de notre individu, des plus concrètes aux plus subtiles. Certaines de ces formes vont révéler et renforcer des qualités, des structures, déjà acquises et dans lesquelles nous sommes relativement confortables, ce sont les postures où nous sommes à l’aise. Par contre d’autres nous seront plus difficiles car elles vont mettre le doigt sur des manques, des difficultés, des problèmes plus ou moins importants. Elles vont les concrétiser, les matérialiser. Arrivés avec notre histoire, nos facilités et nos difficultés, dans les postures nous acceptons de faire tomber les masques, de nous voir tels que nous sommes, sans faux-semblants, sans mensonges.
Le yoga va nous mettre à nu.
Nous pouvons déjà y retrouver les premières étapes du processus de la cérémonie chamanique : nous arrivons au yoga avec le désir de résoudre certaines difficultés. L’expérience posturale va concrétiser des « formes » intérieures, soit celles où nous sommes confortables, soit celles qui nous posent problème. Nous y trouvons un diagnostic de notre individu et de son histoire et cela sans aucun jugement de valeur. On nous propose de nous installer dans la posture, en maintenant à la fois un vécu d’intensité, sans baisser les bras, en même temps que dans un extrême abandon (Y.S. I, 12).
Dans un « faire » et un « ne-pas-faire » simultanés. Sans aucune violence nous en serons les acteurs libres et conscients. Bien qu’ancrés dans le concret, le nécessaire lâcher prise va nous permettre de nous ouvrir en toute confiance à un espace inconnu. Et nous serons alors à la fois le consultant ouvert et confiant en même temps que le chamane engagé dans une action puissante. La posture dans laquelle nous sommes totalement et profondément engagés nous la vivons comme une offrande. Et cette offrande ce sera nous-mêmes.
Le souffle, ossature incontournable de notre expérience, ainsi que le son des mantras, vont tracer le chemin qui nous amènera au plus profond. Des champs plus larges vont alors s’ouvrir. La différence avec l’expérience chamanique c’est que nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs du processus. Même si c’est ardu, il va y avoir une grande douceur, une grande joie et une totale confiance dans cette expérience. Petit à petit nous apprenons à vivre des postures, des formes, qui nous étaient au préalable difficiles à aborder. Grâce au souffle nous les apprivoisons, nous en digérons les obstacles, et nous nous enrichissons en ouvrant notre champ des possibles. Ce qui était inabordable au début devient non seulement accessible mais n’est plus un problème. Et la ou les « formes » intérieures correspondantes, tout ce qui correspondait à des difficultés psychologiques, émotionnelles, spirituelles, sont digérées et maîtrisées. C’est alors une grande victoire. Ainsi la posture va être à la fois le diagnostic et le soin.
Il va y avoir nettoyage, purification et transformation profonde du pratiquant. Et la pratique assidue et permanente du yoga en fera
un allié privilégié pour faire face aux difficultés à venir. Mais aussi n’oublions pas que la séance de yoga, tout comme la transe chamanique, doit être vécue comme un rituel. Mais là encore comme un rituel personnel, intime et absolument secret. Ainsi, sans intervention autre que celle de leur guide, de leur instructeur en yoga, de celui qui indique la direction, le yogi et la yoginî seront leurs propres chamanes. Posture après posture, expérience après expérience, ils comprennent et digèrent leurs difficultés mais aussi ils renforcent leurs qualités. Ils sont les acteurs de leur propre transformation et de leur propre évolution. N’oublions pas non plus qu’il existe des grigris protecteurs existent aussi dans le monde du yoga : statuettes ou images de déités ou de chakras, chapelets, bijoux symbolisant le son OM, encens indiens, amulettes, tatouages divers, etc… qui, pour le néophyte, vont matérialiser et renforcer son zèle.
Au cours de ses transes et dans sa quête de contact avec son compagnon défunt, Corine Sombrun se heurtera aux portes de la mort qui resteront définitivement closes. Petit à petit et à l’aide de rituels symboliques son instructrice chamane lui permettra de lâcher cet espoir insensé et d’entamer un processus de deuil. Corine Sombrun initie une grande, riche et prometteuse nouveauté. En tant que chamane elle fait le pont entre la communauté humaine et les « esprits » et en tant qu’occidentale elle fait le pont entre le monde scientifique et le monde chamanique. Jusqu’à présent chacun de ces mondes semblait définitivement cloisonné, participant d’univers inconciliables.
Avec elle une brèche s’est ouverte, prometteuse d’avancées dans la compréhension de la structure et du fonctionnement du cerveau humain, et aussi dans ses immenses possibilités. Grâce à elle un lien inespéré est en train de s’établir. En effet aujourd’hui, assumant avec honnêteté un ébranlement de leurs certitudes et de leurs préjugés, certains scientifiques vont accepter de reconnaître qu’il puisse exister des thérapies autres que folkloriques et des
présences au monde différentes de celles dans lesquelles nous évoluons.
(à suivre…)
Marguerite Aflallo