Vous tous qui nous lisez êtes des pratiquants de yoga.
Vous connaissez bien le déroulement classique d’une séance, ce cheminement qui nous mène d’une certaine activité posturale vers l’immobilité assise et silencieuse. Là, une fois le corps dénoué, stabilisé, et une fois le souffle apaisé nous allons nous trouver de façon incontournable et avec encore plus d’acuité que dans le travail postural, face à nous-mêmes. Et même si de par les contraintes horaires la durée en est relativement courte, dans cette immobilité chacun d’entre nous a dû affronter son activité mentale.
Et ce face-à-face peut alors prendre une intensité surprenante car la boîte de Pandore va s’ouvrir. Tout remonte, tout se bouscule, tout s’agite, tout s’inquiète, c’est le grand charivari.
Mais quand-même, après l’essorage et le travail en profondeur postural, après la maîtrise du souffle, l’agitation se fait plus légère et même tend, en s’apaisant, à laisser une ouverture pour des plages d’immobilité et de silence intérieur. Même s’ils sont fugaces, quand nous sortons de ces moments-là nous sommes comme lavés de l’intérieur et régénérés. Alors nous vient la nostalgie de ces états et nous désirons les reproduire, les approfondir, les amplifier. Nous comprenons que notre façon de vivre habituelle, ordinaire, n’est pas la seule et unique et que
dans ces plages de silence s’installe un équilibre, une ouverture, un souffle immobile, une Vie. Nous nous trouvons en dehors de tous les rôles et de tous les fonctionnements habituels. Nous sommes « autres » que nos pensées, plongés dans une réalité indéfinissable, dans un état d’unité dans lequel le limité entre dans l’illimité et le fini dans l’infini. Mais quand cela émerge, même fugacement, nous en saisissons immédiatement la beauté et la puissance. Nous sommes beauté et puissance, c’est le trésor de notre vie.
Et l’émergence de cette conscience-plénitude sera favorisée par les expériences méditatives. Elles en seront les portes.
DHYÂNA
Pour Patañjali cette expérience que l’on appelle dhyâna, la méditation, va s’ouvrir sur samâdhi, la Pleine Conscience : « C’est l’état d’unité, de fusion ou absorption complète l’un dans l’autre du connaisseur, du moyen de connaissance et du connu » (Y.S. I, 41)
La non séparation, l’union, la fusion avec toutes les formes de l’existant est le sens profond de la démarche du yoga et de toute démarche spirituelle. Car l’homme spirituel sera celui qui se trouve être à la fois enraciné dans sa vie humaine et en même temps relié à la réalité la plus profonde.
Avec dhyâna nous comprenons que nous ne sommes pas une bulle isolée mais que nous sommes partie intégrante de tout, il y aura alors un élargissement et non une cessation de la conscience.
Les obstacles
Mais deux obstacles majeurs vont s’opposer à l’expérience de cet état de plénitude, état dont nous avons sans doute goûté des bribes de-ci de-là. Ce sont les agitations du mental (vritti), nos pensées, qui occupent tout l’espace de notre intériorité en permanence, et surtout c’est l’hégémonie de l’ego (asmitâ), du moi-je (ahamkâra, le sens d’individuation) qui mène la danse.
« Le mental (manas) est fougueux et rétif comme un cheval, fugitif et insaisissable comme un daim, aussi fort et difficile à subjuguer qu’un éléphant en rut d’ébattant dans la forêt » (H.Y.P. IV, 91,95,99)
Cette conscience d’individuation va se refuser à accepter l’émergence d’autres plans qui placeraient l’ego en veilleuse et surtout qui en finiraient avec le sentiment d’être un individu séparé, unique, exceptionnel.
Alors pour beaucoup d’entre nous la simple idée de s’asseoir dans le silence et l’immobilité sera terrifiant et pourrait même nous mettre en danger de folie.
Dans un monde voué à la distraction, au bruit et aux activités effrénées, nous nous créons une vie tellement trépidante que nous éliminons le moindre risque de regarder en nous-mêmes, de faire face à la mort et de nous ouvrir à notre potentiel spirituel. Nous éludons la question de notre identité profonde. Nous préférons imaginer qu’atteindre l’Eveil (autre mot pour la pleine conscience) exige une intelligence supérieure. Et nous aimons mieux nous ancrer dans la conviction de nos propres limites par crainte de découvrir une autre réalité, car avec la connaissance viendrait la responsabilité. «Parfois, nous disent d’anciens philosophes, lorsque la porte de la cellule s’ouvre, le prisonnier choisit de ne pas s’évader».
S’entraîner à la méditation n’est pas une abdication de notre individu ni une soumission par la force ni un lavage de cerveau. En rupture avec nos modes de fonctionnements habituels, il suffit de juste s’asseoir en silence et d’observer ce qui surgit, sans s’y accrocher, sans commentaires, sans agitation, sans complaisance ni refus.
Il suffit, sans être gêné par rien venu de l’extérieur ou venu de l’intérieur, de laisser se développer sans aucune crainte ni retenue une affinité profonde, une empathie, avec le monde et par ricochet avec nous-mêmes et de laisser émerger la simplicité, la lumière et la joie.
Et nous sommes si inutilement compliqués que lorsque nous touchons parfois notre nature profonde nous trouvons cela trop simple pour y croire. Car il n’y a aucune mise en scène, pas d’apparitions d’anges ailés, pas de manifestation merveilleuse ni de lumières éblouissantes.
L’observation de tout ce qui surgit, de tout ce qui remonte, nous permettra aussi de comprendre nos mouvements intérieurs. Sans rien nier, sans rien condamner, sans honte, en acceptant nos côtés obscurs autant que nos côtés lumineux. Ne pas nous couper de nos côtés obscurs nous permettra de les déraciner et de ne pas les cultiver en secret. Essayons donc de ne pas installer un processus de mauvaise foi, de leurre, de dissimulation. Alors de cet état d’observation et de cette lucidité, naîtra le silence.
L’important dans cette expérience ce n’est pas « méditer », ce n’est pas mettre une nouvelle étiquette sur une nouvelle activité, l’important c’est installer une certaine orientation de la conscience.
Et de même que le vécu du yoga ne s’arrête pas au seuil de la salle, méditer peut s’effectuer partout, n’importe où, n’importe quand, au travail, dans le métro, en pelant des carottes, devant un arbre, en jouant avec un enfant, tout autant que dans l’immobilité de l’assise.
L’essentiel c’est que la conscience s’élargisse.
N’oublions pas aussi la joie et le sens de l’humour qui sont un rempart puissant contre la rigidité et le fanatisme dans lesquels nous pourrions facilement basculer.
L’atout des pratiquants de yoga
Le paradoxe de cette démarche c’est qu’il va nous falloir tourner notre regard vers l’intérieur, ce qui a priori est un mouvement de repli sur soi, et en même temps favoriser un élargissement de la conscience.
Mais déjà nous, pratiquants de yoga, partons avec un grand atout. En effet les pratiques posturales et celles du souffle, quand elles sont correctement menées, nous installent déjà dans la vigilance, dans un fort état de concentration, en même temps que dans un lâcher des tensions et des résistances de tout ordre, physiques et mentales.
Nous sommes rodés à cette pratique de retournement vers l’intérieur et sommes rodés aussi à l’immobilité physique dans n’importe quelle forme que ce soit. Le temps d’une posture le mental et ses agitations vont accepter de lâcher leur hégémonie et de laisser s’ouvrir un espace et des ressentis qui ne passent pas par les structures de fonctionnement habituelles. A côté des échos purement physiques il va y avoir des résonances psychologiques et parfois des remontées plus inattendues, plus souterraines. Alors, après en avoir pris acte et sans le nier, si on lâche tout ça un espace va s’ouvrir. Un espace nouveau, plus léger, plus libre, plus rayonnant. C’est déjà dhyâna dans la posture, une méditation en situation.
L’étape suivante ce sera l’installation dans une posture assise stable, aisée, et ce sur une certaine durée, plus longue que dans les postures habituelles car facile à tenir. Mais à ce moment-là le mental qui, comme pour les autres postures, s’accommodera au début de l’immobilité, va avoir ensuite du mal à s’apaiser et à tolérer de plus longues plages de silence et d’immobilité. L’entraînement postural précédent nous aura quand-même donné des outils, en particulier à travers le souffle, pour favoriser la pause des vritti et l’ouverture vers l’état de pleine conscience.
Enfin, le « degré supérieur » ce sera d’établir le silence intérieur et l’élargissement de la conscience dans toutes les situations de la vie quotidienne, n’importe lesquelles.
MÉDITER : COMMENT ?
Un certain nombre d’«écoles» ont élaboré des systèmes pour amener aux états méditatifs: écoles indiennes, chinoises, bouddhistes zen, mais aussi chrétiennes, musulmanes, israélites… En fait tous les courants de pensée tournés vers l’intériorité, tous les enseignements traditionnels ont abordé la méditation. Et tout le monde donne comme condition le retrait sensoriel et l’interruption des agitations du mental discursif.
Les « techniques ».
Entre guillemets car nous sommes dans le domaine de la liberté absolue
« Si vous cherchez la liberté vous ne pouvez la trouver. La liberté absolue est nécessaire pour acquérir la liberté absolue » (Suzuki)
« La liberté est le premier mouvement de la méditation »
« Personne ne peut vous apprendre à être attentif. Si un quelconque système vous enseigne la façon d’être attentif, c’est au système que vous êtes attentif, et ce n’est pas cela l’attention »
Mais quand-même il est bon tout d’abord de calmer le corps.
Les âsanas enlèvent les nœuds, les tensions, et le souffle commence à circuler librement. Comme nous venons de le voir les postures de yoga sont déjà une mise « en situation » de l’état de méditation car elles nous entraînent à la vigilance, au lâcher-prise, et à l’expansion au cœur de toutes les formes expérimentées. Elles vont donc nous permettre d’être « entraînés » et « rodés » pour pouvoir prolonger une pleine conscience en dehors du tapis de yoga.
On calme aussi le souffle. Le souffle étant intimement lié au mental l’apaisement de l’un ira avec l’apaisement de l’autre.
« lorsque le souffle est agité, l’esprit est agité. Lorsque le souffle est immobile, l’esprit est immobile, le yogin atteint la fixité… »
(Hatha Yoga Pradîpikâ II,2)
« Celui qui a enchaîné le souffle a du même coup enchaîné l’esprit (manas). Et celui qui a enchaîné l’esprit a du même coup enchaîné le souffle. » (H.Y.P. IV,21)
« Le manas (mental) et le prâna (souffle) sont mêlés l’un à l’autre comme le lait et l’eau, et leur activité est égale. Là où il y a prâna, le manas entre en activité. Là où il y a manas, le prâna entre en activité » (H.Y.P. IV, 24)
On calme les yeux, car comme pour le souffle l’activité des yeux va avec celle des pensées (quand nous dormons nos yeux suivent les mouvements des rêves). Une légère convergence oculaire préalable apaisera et focalisera le regard vers l’intérieur. On pourra par la suite ouvrir les yeux (shambhavî mudrâ) à condition de garder le regard défocalisé et tourné vers l’intérieur.
Si nous voulons optimiser les assises en silence et l’installation d’états méditatifs il y aura aussi des déblayages et des épurations à faire en amont, quelques impératifs à observer dans notre attitude de vie :
soyons attentifs à savoir mettre en sourdine notre dialogue intérieur
ne cultivons pas l’indolence (« j’ai le temps », « demain », « plus tard », « à la retraite »)
ni la complaisance verbeuse (« j’ai passé l’âge », « c’est compliqué », « c’est pour les intellos » ou la variante « c’est pour les débiles »)
entretenons un état de vigilance
développons nos capacités d’ouverture et les possibilités de changer notre vision du monde
éliminons les peurs. Installons la confiance et une innocence lucide.
il nous faut aussi savoir vivre intensément et, comme disent les amérindiens, « marcher dans la beauté »
prendre la mort comme conseillère est fortement recommandé. Osons vivre pleinement, en étant totalement présents, sachant que la mort nous suit à la trace.
combattons l’auto-suffisance (« je suis un grand méditant », « je suis un être d’une grande spiritualité »)
même dans les moments difficiles développons l’ouverture du cœur, la joie et l’amour
Si l’on y réfléchit bien ces impératifs sont déjà exigés et mis en œuvre dans notre pratique de yoga.
Dans l’assise nous pouvons nous appuyer sur divers supports, qu’ils soient externes, internes ou intermédiaires
Les supports externes
Dehors :
nous pouvons contempler
la lune, les étoiles, le ciel limpide
les nuages, le soleil levant ou couchant
le brouillard, la pluie
l’eau courante des rivières, les lacs, la mer
les arbres, les plantes, les fleurs
les rochers, les montagnes
les ombres (ombres des arbres, des rochers, des plantes…)
Tout est bon à condition que ce ne soit pas une contemplation esthétique bien que le sentiment de beauté ne soit pas exclu.
La contemplation ne doit pas être rationnelle, verbeuse, mondaine. Ne laissons pas non plus s’installer des exaltations sentimentales.
Les objets ou les images symboliques :
pour les objets symboliques, on peut contempler des statues, statuettes ou objets ayant un rapport avec un culte (stupas tibétaines, statuette de Ganesha, croix chrétienne ou étoile de David …) à condition, là encore, que cela ne débouche pas sur un discours intérieur, car s’ils sont chargés de lourdes références cultuelles ou culturelles les supports risquent d’agir à contre-sens, favorisant le discours intérieur plutôt que son interruption.
Nous pouvons aussi méditer devant les assemblages de galets et les graviers ratissés typiques des jardins japonais.
Pour les images, nous pouvons nous concentrer sur :
des yantras qui sont des supports graphiques représentant un concept spirituel. Par exemple le Shrî Yantra qui est une représentation géométrique de la Shakti, de l’Energie Primordiale en action dans l’univers.
Il y a aussi les mandalas qui sont des dessins circulaires, soit abstraits soit semi-figuratifs, organisés autour d’un point central et utilisés pour la progression spirituelle. Par exemple les rosaces des cathédrales ou les labyrinthes sacrés sont des mandalas.
Les lettres de certains alphabets (hébraïque, chinois, sanskrit, arabe…) peuvent servir de support de méditation.
N’oublions pas non plus les couleurs et leurs vibrations.
La musique :
Toutes les musiques sacrées occidentales ou orientales peuvent servir de support, particulièrement les râgas indiens. Pour la musique indienne le plus important commence vraiment dans le silence qui suit l’arrêt sonore.
Dans l’écoute des musiques attention à ne pas tomber dans le piège culturel des analyses instrumentales, mélodiques ou historiques. Et surtout attention à ne pas tomber dans le piège de ces mélodies agréables utilisées dans certains cours de yoga dans un but de relaxation ou d’évasion. Ce ne sont pas des supports de méditation sinon des supports de superficialité.
Les sons :
Le son d’une cloche dans le lointain, l’appel à la prière du muezzin, un grillon qui chante, le vent, un oiseau qui gazouille peuvent aussi être des supports sonores.
Les supports intermédiaires
Par exemple on peut fixer la flamme d’une bougie ou un point ou bien contempler un feu de cheminée. Se concentrer sur une boule, une plume, sur de la fumée, sur l’eau dans un bol ou bien sur le vide d’un bol, etc…
Les mudrâs
Les mudrâs (sceaux) sont des gestes, des positions, des attitudes physiques, actes-paroles, gestes-paroles, qui induisent très subtilement telle ou telle ambiance et qui, sans passer par une compréhension intellectuelle, engendrent une naissance à notre profondeur. Les mudrâs sont des symboles physiques d’une grande puissance spirituelle qui ouvrent des champs de conscience demeurés jusque là occultés et clos.
Les mantras
Le son est à la racine de tout. Il est le plus proche de ce qu’on peut appeler les Sources. Les mantras (sons ou formules sacrées) nous permettent, surtout avec les japa (répétitions), de stopper radicalement notre dialogue intérieur. Et leurs résonances vibratoires nous mettent en accord avec les vibrations les plus subtiles de l’univers, en particulier avec le mouvement premier de la manifestation qui est sonore et vibratoire. Ils nous permettent d’amener l’écoute du silence, un silence qui n’est pas fait de manque ou d’absence mais un silence de plénitude.
« En vérité, il y a deux aspects du Brahman (l’Absolu) sur lesquels il faut méditer, celui qui est son (shabda) et celui qui est silence (ashabda). Or c’est seulement par le son que le silence est manifesté » (Maitri Upanishad VI, 22)
« Plus d’une dizaine de millions de méthodes ont été enseignées par Âdinâtha pour causer la résorption de l’esprit, et elles sont toutes efficaces, mais il en est une entre toutes que nous considérons comme prééminente : l’écoute du son. » (H.Y.P. IV,66)
Mudrâs et mantras sont des matrices qui nous aident à ouvrir un espace où nous serons dans notre totalité.
Les supports internes
Les concentrations :
Par exemple sur le bindu (la « goutte », le point-source) à l’intérieur du crâne, ou bien dans l’espace du cœur, ou bien faire des convergences oculaires sur la pointe du nez (nâsâgra dhrishti) ou entre les sourcils et vers le milieu du front (bhrûmadhya dhrishti).
Les concentrations sur des notions abstraites (le beau, la liberté, la paix…) sont déconseillées car elles dérivent très vite vers le bavardage intérieur.
Les visualisations :
C’est-à-dire pouvoir produire une image dans l’espace mental, une image quasi photographique, pas une idée ni une vague imagination. Et là entrent en jeu toutes les méditations guidées qui épurent le mental et le mènent vers des plages d’ouverture et de compréhensions profondes. Certaines seront de vrais nettoyages.
Les techniques de yoga nidrâ (le sommeil relié) vont affermir la cohésion interne. En renforçant l’attention et la vigilance et en supprimant la séparation corps-mental le yoga nidrâ nous mène vers un vécu d’unité. Et c’est d’autant plus difficile qu’effectué en position allongée, ce qui peut nous faire glisser très vite vers le sommeil et donc la fuite.
Quelle que soit la catégorie de supports choisis nous aurons toujours avantage à choisir les plus simples et les plus neutres.
Marguerite Aflallo