Nous avons déjà détaillé quatre de ces « trésors » : Surabhî (ou Kâmadhenu), la Vache Céleste, la vache d’abondance. Kalpavriksha, l’arbre qui parfume le monde et qui exauce tous les désirs. Candra, la lune, et enfin Varunî, la parèdre du dieu Varuna, appelée aussi Surâ, la boisson enivrante.
Vont émerger encore deux autres animaux : Airâvata, un éléphant blanc à sept trompes et Uccaishravas, un cheval blanc à sept têtes. Tous les deux serviront de monture au dieu Indra.
AIRÂVATA
L’éléphant, animal emblématique de l’Inde, n’a pas échappé au monde du yoga. Dans la pratique, deux postures (à ma connaissance) portent son nom ainsi qu’un nettoyage de l’estomac (gaja karanî).
Énorme, massif, à la peau grise quasiment minérale et d’un poids considérable, il symbolise la matière et tout ce qui est terrestre dans le monde animal. Mais son image est ambiguë. D’une part il représentera tout ce qui en nous est de l’ordre de la pesanteur ainsi que tout ce qui bloque la circulation énergétique (« cet uddîyâna bandha est comme un lion vainqueur de l’éléphant de la mort » Hatha Yoga Pradîpikâ II,57).
Mais d’autre part la grâce de sa marche en fait un symbole de légèreté alliée à la solidité et à la fermeté physiques. Il représente aussi l’intelligence au cœur de la puissance terrestre.
La tête du célèbre dieu Ganesha, le fils de Shiva et Parvatî, est une tête d’éléphant. Ce qui souligne l’aspect ambivalent de ce dieu qui relie le plus subtil, le plus spirituel, avec ce qui est le plus dense et brut dans la manifestation. Cette double appartenance au monde de la manifestation et au monde subtil en fera l’intercesseur privilégié entre ces deux plans. Et, bien sûr, ses grandes oreilles mettront l’accent sur la qualité de son écoute.
Mais c’est l’iconographie des chakras qui va nous fournir des pistes de compréhension pour cet éléphant à sept trompes qui sort du barattage de la mer de lait.
Un éléphant gris à sept trompes va être le « véhicule »(vâhana) du chakra mûlâdhara à la racine de notre corps, chakra dont Ganesha sera le « maître ». Ganesha est le maître spirituel de tous les chercheurs de l’intériorité, le seigneur de toutes les aventures, de toutes les entreprises et de tous les commencements. Car c’est bien dans le plus dense et le plus obscur de la matière, symbolisée par le chakra mûlâdhara, que le chemin de remontée vers la lumière de la connaissance peut commencer.
Chacune des sept trompes de cet éléphant va représenter la racine des sept chakras. Car tous, même les plus subtils, sont profondément présents et ancrés dans la matière. Ainsi, au plus profond de ce qui en nous est le plus dense et le plus apparemment obscur va se trouver un formidable réservoir de croissance intérieure. L’éléphant à sept trompes nous rappelle que la matière restera toujours présente au cœur du processus de développement de la spiritualité et que l’évolution harmonieuse de la conscience ne se coupera jamais de ses bases.
Tout est là et tout peut commencer.
Nous retrouverons l’éléphant à sept trompes, mais cette fois-ci de couleur blanc neigeux, comme véhicule du chakra vishuddha qui se trouve au niveau de la gorge. Vishuddha est un passage. Quand on envisage ce passage dans un processus descendant il se trouve être le lieu où le subtil va se densifier et se concrétiser dans la matière, et dans un processus ascendant il sera la zone de transformation du concret en subtil.
Quand la Conscience-Energie s’enrobe progressivement dans la manifestation, dans la matière, les sept trompes vont être la racine des sept chakras. Et dans le processus de remontée de la conscience du plus dense vers le plus subtil, vishuddha est le lieu où toutes les déterminations précédentes sont là en quintessence, subtilisées, raffinées, purifiées, d’où la couleur blanche de l’éléphant. L’évolution harmonieuse de la conscience ne se coupera jamais de ses bases. De façon incontournable la matière est au cœur de la spiritualité et la spiritualité au cœur de la matière.
Le « maître » de vishuddha c’est le dieu védique Indra.
Dans son analyse des Veda, Aurobindo (1), loin de la lecture « primitiviste » de son époque, a compris que les dieux représentaient nos qualités et nos pouvoirs de perfection. Pour lui Indra va représenter les forces du mental lumineux. Il sera, comme plus tard son fils Arjuna, le prototype du guerrier spirituel. Indra succèdera à Varuna comme roi des dieux védiques. Il est le guerrier joyeux. Il personnifie l’enthousiasme puissant d’un mental qui combat toutes les forces qui font obstacle et qui bloquent les énergies et tout ce qui obscurcit la lumière de la connaissance. Indra est un dieu solaire.
Vishuddha est le centre de la communication (phonation et écoute) et il est lié à la faculté d’occuper un espace. C’est le lieu où la gerbe des possibles peut se déployer.
Quand Airâvata, l’éléphant blanc aux sept trompes, est la monture d’Indra, c’est le mental lumineux qui s’ancre solidement dans la matière, dans une matière porteuse de toutes les nuances de la conscience et de tous les champs de possibilités d’évolution.
Mais Indra a aussi une autre monture.
UCCAISHRAVAS
Dans les Veda les chevaux vont symboliser la force vitale, la puissance génésique, l’énergie de vie. Ils seront très souvent cités en complémentarité avec les vaches qui représentent la lumière de la conscience spirituelle.
Indra, l’ardent cavalier, incarne aussi l’impétuosité du mental et son lien puissant avec la sexualité et les forces vitales. Sa monture, blanche et à sept têtes, en équivalence avec l’éléphant Airâvata, soulignera l’ancrage nécessaire dans tous les degrés de la matière, dans tous les chakras, de cette formidable énergie vitale, mais purifiée et lumineuse.
A présent observons deux autres « trésors ». Cette fois-ci il s’agit de deux objets issus de la nature.
Shankha, la conque marine, et un gemme, une pierre précieuse, nommée Kaustubha.
SHANKHA
La conque marine est pour les indiens le symbole concret du pranava, le son primordial OM.
Sa forme rappelant celle d’une vulve féminine elle sera aussi associée à la Déesse Mère, la Devî, la Shakti, la Conscience-Energie dans la manifestation. La conque est liée à l’océan et à son l’immensité, sa spirale interne représentera l’expansion de l’univers et l’expansion de la conscience.
En Inde elle sera utilisée comme trompe dans les rituels religieux, mais surtout sa sonorité puissante initiera les combats guerriers car le son qu’elle émet est censé paralyser les adversaires. Elle symbolisera particulièrement la victoire des forces de lumière sur les forces d’obscurité, ce qui en fera un attribut de Vishnu et de son avatar Krishna. Celui-ci la donnera à Arjuna au moment de la grande bataille sur le Kurukshetra pour déclencher le combat.
KAUSTUBHA
Il s’agit ici d’un joyau, une pierre précieuse qui remonte à la surface de l’océan primordial.
De par la beauté de son éclat ce joyau symbolisera l’émanation de la pure conscience universelle. Et ses multiples facettes seront comme tout autant de fragments de cette conscience dans chaque être vivant. Il représente l’Âtman.
Vishnu en ornera sa poitrine. Ainsi cette pure conscience se trouvera scellée dans l’espace du cœur, dans le chakra anâhata.
Les trois « trésors » suivants seront des individus, des personnages en chair et en os.
RAMBHÂ
Rambhâ est la première apsarâ (ou apsarasa), la première nymphe céleste.
« Lorsque les eaux furent barattées, des femmes très belles apparurent qui sont l’essence, le suc (rasa) des eaux. Elles sont donc appelées apsarâs » (Râmâyana I,45,33)
Les apsarâs sont des créatures féminines éternellement jeunes et d’une étonnante beauté. Elles font partie de la cour d’ Indra à Amarâvatî, sa capitale céleste. Séductrices, danseuses et courtisanes, elles sont les compagnes libres des gandharvas, les musiciens célestes qui sont aussi de redoutables guerriers.
Elles se choisissent leurs amants, et leurs amours sur terre sont nombreuses car elles aiment séduire les hommes. Et tout particulièrement elles se font un défi de faire succomber à leurs charmes les « saints hommes » et les anachorètes reclus dans les forêts.
Rambhâ, sortie de l’Océan primordial en tant que « trésor », va être l’apsarâ originelle, la « mère », le prototype de ces femmes libres et ardentes qui vont hanter de leur présence légère et badine une société indienne par ailleurs bien corsetée et ainsi lui servir d’exutoire.
Les apsarâs vont incarner la beauté, les arts, la volupté, tout le ludique profond et magique de la vie.
DHANVATARI
Enfin c’est un homme qui sort des eaux, Dhanvatari, le premier médecin et chirurgien de tous les temps. Il tient dans ses mains un pot rempli de l’amrita, ce breuvage d’immortalité qui est à l’origine de cette aventure du barattage de la mer de lait.
Dhanvatari personnifie toutes les recherches que les humains ont développées depuis l’aube des temps, toutes les techniques et les outils utilisés pour la guérison et le prolongement de la vie allant même jusqu’à pouvoir trouver la recette de la boisson d’immortalité. Or ce nectar, cet amrita, ne sera pas offert aux hommes car les dieux vont s’en emparer avec rapacité.
Ce qui est remarquable c’est que, issu de cette mobilisation de la matière originelle, ce n’est pas une créature extraordinaire mais un homme qui va apporter la solution au problème des dieux.
Ainsi les hommes se trouvent être détenteurs de la capacité potentielle de trouver le secret de l’immortalité, mais cette immortalité ne leur sera pas destinée. Car, si les dieux sont immortels (et encore tout est relatif car même eux ont une échéance finale) ils restent tels qu’ils sont, immuables, sans avoir les possibilités de transformation et d’évolution qu’auront les hommes.
LAKSHMÎ
Comme plus tard et dans une autre civilisation Vénus émergeant de l’écume des ondes, en tout dernier va apparaître la déesse Lakshmî. Celle qui deviendra la parèdre de Vishnu, la déesse auspicieuse par excellence, celle qui incarne la beauté, la chance, la richesse, la prospérité, l’abondance, la fertilité et le bonheur.
De même qu’ elle est le dernier trésor à être issu de la mer de lait, elle sera aussi, sous le nom de Kamalâ (« celle du lotus »), la dernière des dix déesses de Grande Connaissance, les Mahâvidyâ.
Elle incarne la puissance, la générosité et la beauté de la vie, dernier cadeau du barattage.
RÉCAPITULONS
Ainsi ce mythe nous aura enseigné un certain nombre de choses.
Nous pouvons penser que l’océan de nos origines est le liquide amniotique dans lequel, inconscients et bienheureux nous avons baigné en tant que fœtus. Un océan non seulement nourricier mais aussi rempli d’une infinité de potentialités, de trésors en puissance, pouvant se concrétiser ou pas.
Une fois que nous sommes devenus adultes, une fois achevée notre croissance d’espèce, vient le moment du choix d’une autre croissance, cette fois-ci volontaire et pouvant emprunter des chemins divers. Le yoga est un de ces chemins.
Les devas et les asuras incarnent des qualités mentales, psychologiques et spirituelles qui montrent que coexistent en nous des forces de lumière, d’évolution, et des forces d’obscurcissement, de stagnation. Or ces forces antagonistes peuvent s’associer en une puissante énergie commune quand s’impose un but impérieux et incoercible. Dans le mythe il s’agit du désir de prolonger l’existence jusqu’à une éventuelle pérennité sinon immortalité. Ou bien peut-être s’agit-il aussi pour nous du désir d’expérimenter l’absolu au cœur de la manifestation.
Ces forces rivales vont alors s’unir en un front commun et mobiliser les énergies les plus profondes de l’organisme (Vâsuki).
Dans le corps humain, l’axe central à partir duquel se déploie tout son fonctionnement c’est la colonne vertébrale et ses deux pôles, le crâne et le bassin. C’est ce que symbolise le mont Mandara avec la tortue Kûrma à la base et le dieu Indra au sommet.
Dans l’expérience du yoga la mobilisation de la colonne vertébrale et la gestion du souffle sont incontournables. Mais, si la mobilisation et l’essorage de la colonne permettent dans un premier temps d’évacuer certaines toxines superflues, quand l’action se poursuit sans interruption et se fait excessive, la colonne va « flamber », il va y avoir souffrance et l’effet sera inverse au but recherché. Cette activation va devenir « féroce ».
Une conscientisation s’avèrera alors nécessaire pour comprendre l’usage de la modération dans le travail de nettoyage.
Et comme dans ce barattage tout remonte et affleure à la surface, le meilleur comme le pire, il nous faudra tout d’abord affronter et laisser venir à la lumière de la conscience le « vomissement » de toute notre noirceur, de tous nos poisons intérieurs. Leur digestion est la condition préalable et nécessaire avant que n’apparaissent ensuite les « trésors » enfouis.
Mais revenons sur ces « trésors ».
Tout d’abord Surabhî, la vache d’abondance, représente notre Terre Mère, support et nourriture de toute manifestation. Nous devons en prendre conscience en toute simplicité et dans un grand respect. Cette vache représente aussi le support que nous avons choisi, le yoga, qui sera pour nous une matrice nourricière et généreuse.
Puis avec l’arbre Kalpavriksha « qui parfume le monde et exauce tous les désirs » nous avons l’image de ce que nous nous devons d’être, des hommes profondément enracinés dans la terre et puissamment déployés vers le ciel. L’arbre est notre double végétal. Kalpavriksha symbolise aussi notre arbre de vie, cette colonne vertébrale riche de toutes nos potentialités, et aussi l’arbre de la Connaissance qui symbolise toutes nos recherches et questionnements.
Candra, la lune, maîtresse des fluides, des croissances et des rythmes profonds va être pour nous un rappel de l’impermanence de toutes choses mais aussi des recommencements qui permettent de déployer un champ évolutif.
Varunî, parèdre et puissance d’action du dieu védique Varuna, le garant du maintien du Dharma, représentera la Mahâ Devî dans le manifesté avec comme un rappel pour nous de connaître et de respecter les grandes lois de fonctionnement et de maintien de la cohésion du monde. Mais aussi, sous l’aspect Surâ, la déesse des boissons enivrantes, elle incarnera l’ivresse qui peut s’emparer du sâdhaka (2).
Or, comme l’alcool a le pouvoir d’entraîner des états modifiés de conscience, le pratiquant se trouvera bien évidemment face au risque majeur de confondre ivresse alcoolisée et ivresse mystique. Ce qui va placer chacun d’entre nous devant la responsabilité de ses actes.
L’éléphant Airâvata et le cheval Uccaishravas nous font prendre conscience de l’importance symbolique particulière de deux zones de notre corps, la zone racine, ce qui en nous est le plus terrestre, le plus solide, le plus concret, et celle de la gorge qui est le passage vers les plans subtils du mental et de la spiritualité. Les sept trompes de l’éléphant et les sept têtes du cheval soulignent le fait que rien n’est séparé ni dissocié en nous et que chaque partie de notre corps contient toutes les autres, aussi bien en haut qu’en bas. Et surtout que la solidité de la matière et la puissance de l’élan vital sont des piliers incontournables de la manifestation.
La conque nous rappelle que tout ce qui a une forme a un son et que le son premier, le Om, est au cœur du vivant. De même, avec le joyau Kaustubha, que la conscience absolue, morcelée en une myriade de facettes est elle aussi au cœur de la manifestation. Et chez les hommes le pranava et la conscience absolue se trouvent être de façon symbolique scellés dans le chakra anâhata.
Contribuant à l’enchantement du monde les apsarâs incarnent la beauté et l’harmonie de tous les arts, l’esprit de sensualité et le ludique de la vie ainsi que son aspect merveilleux.
Dhanvatari représente les puissances de guérison cultivées et développées par les hommes, allant même jusqu’à découvrir le nectar d’immortalité. Or l’avidité orgueilleuse des dieux s’est emparée de ce précieux breuvage, gardant ainsi pour eux l’immortalité mais une immortalité qui les maintiendra figés et immuables laissant ainsi aux hommes une finitude bien sûr douloureuse mais source d’évolution. Les hommes ont alors été condamnés à être libres.
Et, de tous ces trésors, en ultime cadeau, le barattage nous offre la beauté de Lakshmî qui n’est autre que la chance, la prospérité, la fertilité et le bonheur du vivant.
POUR CONCLURE
Le mythe du barattage de la mer de lait a le mérite de nous faire comprendre que, face aux histoires, même (et surtout) si leur déroulement nous semble absurde et extravagant, nous nous devons d’avoir la curiosité de ne pas nous contenter d’une lecture superficielle et passive.
Les réflexions précédentes sur ce récit un peu énigmatique ne sont bien évidemment pas exhaustives, elles ne proposent que quelques pistes d’approfondissements. Tout est ouvert.
Ce mythe nous offre ses cadeaux, ramassons-les. Car ils sont comme tout autant de petits cailloux parsemés sur le sentier que nous empruntons dans la forêt du monde.
Marguerite Aflallo
NOTES :
(1) « Le secret du Veda. » – Srî Aurobindo (éd. Fayard)
(2) sâdhaka : le pratiquant