
Continuons à nous pencher sur ce grand mythe.
De ce barattage vont émerger, un certain nombre de « trésors » (personnages, objets, animaux, végétaux, etc…) :
(1) Surabhî (ou Kâmadhenu) : la vache d’abondance.
(2) Kalpavriksha : l’arbre qui satisfait tous les désirs.
(3) Candra : la lune.
(4) Uccaishravas : un cheval blanc à 7 têtes.
(5) Varunî : la déesse des boissons « spiritueuses ».
(6) Kaustubha : un joyau précieux.
(7) Rambhâ : une nymphe céleste
(8) Shankha : la conque marine.
(9) Airâvata : l’éléphant blanc à 7 trompes.
(10) Dhanvatari : le premier médecin qui porte la coupe d’amrita, l’élixir d’immortalité.
(11) Lakshmî : la déesse de la beauté, parèdre de Vishnu.
Nous allons à présent essayer de comprendre, de débroussailler, le sens de ces trésors produits par cette intense mobilisation de l’Océan Primordial.
L’ordre d’apparition diffère selon les traditions, mais toutes mettent en premier Surabhî, appelée aussi Kâmadhenu.
SURABHÎ : Vache Céleste (en adjectif surabhî = agréable, odorante, parfumée) ou KÂMADHENU : Kâma = amour, plaisir sensuel, Dhenu = vache laitière, mais aussi = la terre.
Ainsi c’est une vache qui va tout d’abord émerger de cet océan des origines. La vache est sans doute un des tout premiers animaux domestiqués, donc un animal très familier des hommes. Grande pourvoyeuse de lait, cet aliment cher aux indiens, elle sera de tout temps considérée comme l’animal nourricier par excellence. Surabhî est blanche. Elle va être, dans sa pureté première, à l’image de la terre, notre Terre Mère, qui est une source d’abondance pour toutes les créatures qui la peuplent. Mais si elle est généreuse en lait, c’est parce qu‘elle enfante. Surabhî va représenter nos racines matricielles. Elle va symboliser ce temps fœtal où nous étions généreusement nourris dans une plénitude inconsciente et heureuse. Et aussi ce temps du nourrisson où l’humain initie sa vie dans la félicité et la béatitude.
En même temps qu’il va éveiller et développer en lui un sentiment de « nourriture », de croissance et de plénitude, le yoga va être pour le pratiquant comme une « mère », car il va favoriser une nouvelle naissance, une naissance à lui-même, à sa conscience, à son autonomie et à sa liberté.
Avec la différence notable par rapport au nourrisson qui reçoit ce riche aliment passivement, c’est que nous, les pratiquants, nous choisissons librement d’aller à la rencontre du yoga et de ses expériences et que, même si nous y installons un grand abandon (vairâgya), nous devons aussi y exercer une volonté ferme et opiniâtre (abhyâsa).
Surabhî représente pour nous le yoga en tant qu’il est une matrice nourricière d’où va pouvoir émerger notre croissance intérieure.
KALPAVRIKSHA
Vriksha = arbre Kalpa (adjectif) = capable de
Appelé aussi PÂRIJÂTA nom d’une variété d’arbre (erythrina indica)
Si la vache laitière symbolise notre Terre Mère nourricière, l’arbre est un des symboles du vivant. L’unité de son tronc et la multiplicité de ses branches et de ses racines sont à l’image de la manifestation, de la fragmentation de l’Un en une multitude de formes. Solide, ferme, debout, son enracinement profond dans la terre et son épanouissement vers le ciel représentent notre condition humaine. Il va être notre « double » végétal. Cet arbre qui émerge de l’Océan Primordial sous l’action du barattage est à l’image de notre existence au monde. Une existence qui émerge dans la plénitude de toutes ses richesses, de toutes ses possibilités et de toutes ses potentialités. Dans notre pratique, le yoga, de même qu’il va favoriser notre verticalité consciente va faire se déployer en nous tout ce champ des possibles. Il nous permet de nous épanouir largement dans l’espace et de prendre racine dans le subtil, tout en nous ancrant profond dans le dense, dans la terre, dans la manifestation. Le yoga sera notre arbre de vie spirituelle.
L’arbre qui parfume le monde et qui exauce tous les désirs
N’oublions pas que les arbres en absorbant le gaz carbonique et en émettant de l’oxygène, sont indispensables au maintien de la vie sur terre. Ils respirent, et l’effluve de leur respiration imprègne et nourrit le monde tout entier.
La vache Kâmadhenu représente la période matricielle en ce que celle-ci est un Eden, un lieu clos où le fœtus est protégé, nourri, où tout est bon, tout est lisse, sans obstacles, où l’individu en devenir est encoconné dans une bienheureuse inconscience.
Au centre de la matrice se trouve la colonne vertébrale, l’arbre de vie autour duquel se construit, s’organise, se nourrit et se façonne le corps embryonnaire.
Mais dans la structure même de cette colonne vertébrale embryonnaire qui construit physiquement le fœtus, va se trouver aussi une autre composante, extrêmement subtile, au parfum d’Absolu.
L’arbre Kalpavriksha, l’arbre premier, « parfume le monde » nous dira le mythe. Cette image, dans sa poésie, se réfère à notre colonne vertébrale, à notre pilier de vie. Elle nous suggère que ce pilier va vibrer et rayonner très subtilement, émanant un élément d’un autre ordre que biologique.
Inscrite au plus profond, au plus médullaire, il ne s’agira pas d’ une nourriture nécessaire ni vitale pour la croissance physique de l’embryon, mais d’un élément qui est de l’ordre de la conscience, de la beauté et de la joie. Cette beauté et cette joie (ânanda) sont immatérielles mais tout aussi nourricières que les indispensables nourritures terrestres.
Mais comment un arbre peut-il satisfaire tous les désirs ?
Dans l’inconscient collectif, l’arbre représente le double végétal de l’homme. Un double dont l’immobilité sera perçue comme de la sérénité. Mais surtout, comme ses racines s’enfoncent dans les mystères des profondeurs de la terre et comme son envergure remarquable le met en communication directe avec les forces du subtil, de tout temps les hommes en ont fait un intermédiaire privilégié entre eux et le divin. Ils lui ont confié leurs vœux les plus secrets. Les vieilles traditions paysannes ont longtemps conservé cette ancienne mémoire et ces anciens rituels avec les « arbres aux souhaits » où chaque quémandeur accrochait un ruban-prière aux branches de l’arbre.
Et en Afrique ou en Inde les arbres remarquables continuent à être parés et vénérés comme des entités divines et magiques.
Dans les cosmogonies de nombreuses civilisations nous trouvons un arbre des origines, comme par exemple Yggdrasil dans le monde celte. Osons faire le rapprochement avec l’Arbre de Vie et avec l’Arbre de la Connaissance du jardin d’Eden de la Genèse.
Nous venons de voir que la colonne vertébrale est l’Arbre de Vie autour duquel se construit le fœtus.
Si nous continuons le parallèle avec la Genèse, dans cet Eden se trouve aussi l’arbre de la Connaissance.
Cet arbre-là n’est pas localisé comme l’arbre de Vie qui se trouve au milieu du jardin et, étrangement, il fait l’objet d’un interdit « de tous les arbres du jardin manger tu mangeras, mais de l’arbre de la Connaissance « tov vara » (tov = bon, va = et /ou, ra = mal) (1) tu ne mangeras pas, car du jour où tu en mangeras, de mort tu mourras » (Gen. 2 :16-17)
Face à cet interdit énigmatique va couver puis jaillir un questionnement.
Pour les commentateurs du Zohar (2), ces arbres que l’on peut « manger » sont certainement autre chose que des arbres dont nous ne consommons que les fruits, quand il y en a. Ils sont ce que la vie offre à chacun, les expériences que nous pouvons en tirer. Ils représentent le monde tel qu’il est donné.
Tu goûteras à tout, tu essaieras toutes les expériences, tu les feras tiennes (tu mangeras) nous dit le texte biblique, mais sans choisir, sans trier, sans désirs, en cadeau, dans l’unité du monde. Jusqu’ici tout est un.
L’interdit va être le tout premier obstacle. Cet obstacle posé à l’homme va faire jaillir l’étincelle d’un questionnement, et ce questionnement sera la matrice d’un désir «… et le désir se leva, première semence de la pensée » dira le Rig Veda (10 – 129 ) dans une autre cosmogonie.
Avec « l’ingestion » de cette connaissance « du bien et du mal » vont naître chez l’homme des positions subjectives, le bon, le mauvais, le vrai, le faux. Cette rupture de l’unité en dualité sera le bonheur et le malheur de l’humanité. L’attitude qui fait trier, choisir, désirer, préférer ou rejeter va nous faire sortir du cocon, de la protection, de la béatitude et de l’insouciance du jardin d’Eden qui est à l’image de la petite enfance humaine.
L’homme est révélé à sa propre existence, à sa propre conscience, à sa propre relativité et aussi à sa propre finitude « … de mort tu mourras ». L’arbre de la Connaissance lui ouvrira aussi les portes du temps.
Dorénavant l’homme va être « condamné » à se donner naissance à lui-même, à devenir un individu désirant et quelqu’un qui se pose des questions. C’est la nature de son évolution, à la fois existence consciente et dualité, ce qui semble être prévu par le Transcendant (« où es-tu ? » demandera celui-ci le lendemain de la transgression, ce qui est très certainement un « où en es-tu à présent ? »).
Ces désirs et ces questionnements générés par l’arbre de la Connaissance, en même temps qu’ils vont lui « ouvrir les yeux », vont semer les graines de la liberté chez l’homme, elles engendreront sa responsabilité et seront donc inéluctablement accompagnées d’un lot de souffrances et de difficultés. Tel sera le prix à payer pour acquérir l’autonomie.
CANDRA : la lune, le « lumineux ».
Alors que Sûrya, le soleil, frère jumeau d’Indra, est déjà présent dans le groupe des deva, l’émergence postérieure de Candra retient particulièrement l’attention. Peut-être les anciens indiens ont-ils pressenti que l’astre lunaire est un satellite « tardif » de la terre. Quoi qu’il en soit, un des « trésors » émergent de la soupe originelle est bien ce soleil de nos nuits, cet astre dont l’influence régit tous les cycles de la terre. La lune agit particulièrement sur les fluides (les mers, les cycles féminins…) et sur la croissance des plantes. Par ses variations cycliques elle va devenir le symbole des transformations évolutives et des éternels retours. Shiva en ornera son chignon, soulignant ainsi son lien profond avec les mouvements évolutifs et avec le temps dont il deviendra le dieu (Mahâkâla).
La lumière de la lune étant une lumière réflexive et indirecte, elle représentera l’intelligence spéculative, opposée et complémentaire à la connaissance d’illumination que représente le soleil. Elle symbolisera l’éveil fruit d’un long cheminement opposé à l’éveil par révélation instantanée, bien que celui-ci puisse être aussi l’aboutissement du premier. En yoga et dans l’anatomie mystique le côté droit sera sous l’influence de Sûrya, côté de la chaleur, du jour, de l’action tournée vers l’extérieur, côté masculin. Quant au côté gauche il sera consacré à Candra, qui est un dieu masculin mais qui là représentera la sensibilité, la nuit, l’intériorité, l’humidité, la fraîcheur, le féminin. Et un des propos du yoga sera de relier ces deux forces antagonistes et complémentaires afin d’expérimenter l’unité originelle d’avant la polarisation introduite par la manifestation.
Dans le système des cakra, le cakra svâdishtana qui influence tous les rythmes et les fluides de notre corps a comme symbole un croissant de lune, mais représenté renversé de façon a être interprété comme un récipient car ce centre est aussi le lieu de toutes les gestations.
En yoga les énergies lunaires préservent le capital vital qui en temps ordinaire est « brûlé » par le soleil des activités physiques et horizontales.
« toute l’ambroisie qui s’écoule de la lune à la divine beauté est, sans rien excepter, dévorée par le soleil et c’est pour cela que le corps est sujet à la décrépitude » ( Hatha Yoga Pradîpikâ II,77).
Et, entre autres, les pratiques des mudrâ, des bandha et des postures inversées permettent de « frustrer la bouche du soleil ».
Candra, la lune, restera comme le symbole de la vie manifestée, ce qui naît, ce qui croît, ce qui se transforme, ce qui disparaît. Elle symbolisera l’impermanence mais aussi les éternels retours qui offrent l’opportunité d’ouvrir un champ évolutif.
VARUNÎ : épouse ou parèdre de Varuna.
Appelée aussi SURÂ ( boisson spiritueuse, boisson enivrante)
La première « personne » à émerger du barattage c’est la déesse parèdre de Varuna. Dans une époque védique très archaïque Varuna se trouve être, avant Indra, le roi des dieux.
Associé aux fluides et aux eaux primordiales, il est celui qui recouvre (VR). Il représente la voûte céleste recouvrant la terre. Une voûte céleste qui peut être primordiale et indistincte (la nuit) ou bien manifestée et lumineuse (le jour).
Il fut une première personnification de la transcendance absolue, du non concevable (TAT) et des ténèbres sans bornes d’où tout émerge, ce qu’à une époque plus classique on nommera Brahman.
Progressivement Varuna est devenu le dieu des eaux et des fluides, donc des énergies, et, comme plus tard Shiva, il sera évidemment fortement lié à Candra.
L’aspect féminin d’un dieu, sa parèdre, est sa puissance d’action. Comme Varuna est une des premières « mûrti » (formes) de la Transcendance, Varunî représentera la Mahâ Devî, la Shakti, la Conscience-Energie primordiale dans le manifesté.
Or Varunî émergera du barattage sous le nom de Surâ et donc se trouvera associée aux boissons enivrantes.
Le vin est le pendant « physique » d’amrita, la liqueur d’immortalité. Comme dans d’autres traditions (en particulier chez les soufis) la boisson enivrante, et particulièrement le vin, évoque l’ivresse mystique. Les textes védiques soulignent aussi l’addiction d’Indra au soma, la boisson sacrée, et à l’ivresse qu’elle procure. Le soma, comme le vin et toutes les boissons qui procurent l’ivresse, va symboliser pour les mystiques la joie absolue (ânanda) et il sera l’image même de l’offrande védique.
Il représente le ravissement et l’exaltation d’une spiritualité accomplie. C’est le vin de la connaissance.
Madirâ, le vin, fait aussi partie des cinq « M » des pratiques tantriques dites « de la main gauche » avec mamsa la viande, maithuna l’acte sexuel, matsya le poisson et mudrâ la graine séchée (mais aussi la jeune fille).
Varuna est un dieu « lieur ». Il ligote ceux qui vont à l’encontre du Rta, de l’Ordre, des lois de fonctionnement et de cohésion du monde, ce que l’on nommera plus tard le Dharma, et de tout ce qui provoque des dérèglements, à tous les niveaux. Mais il sera aussi le « lien », il présidera à toutes les forces qui vont relier les hommes à l’Absolu.
L’usage du vin est ambigu car il peut être, comme nous venons de le voir, un support d’exaltation mystique, ou bien, plus communément, un vecteur d’hébétude et d’épaississement intérieur.
Ainsi vont émerger du barattage à la fois amrita, la boisson qui donne l’immortalité aux dieux, et surâ (ou madirâ) qui, quand il est vécu comme un rituel d’ascèse, comme les autres « M », va permettre aux hommes de se relier au transcendant. Et donc, contrairement aux dieux à qui, avec l’amrita, l’immortalité va être servie « sur un plateau », pour les hommes l’usage du « cadeau » de surâ dépendra toujours de la responsabilité de son utilisateur.
(à suivre…)
Marguerite Aflallo
NOTES :
(1) - tov = le bon, le bien, le beau, c’est tout ce qui apparaît, ce qui est, le réel objectif, va = et/ou, ra = ce qui est autre, la douleur, le malheur, ce qui fait mal, le désagréable, le réel subjectif.
tov va ra va introduire une dualité qualitative. C’est le monde objectif et ma propre réalité subjective, l’expérience que chacun fait de tout événement.
(2) – Zohar « la splendeur » = livre de commentaires ésotériques et mystiques de la Bible, particulièrement de la Thora, élaborés par des maîtres spirituels et compilés dès le le XIIIème siècle de notre ère.