
QUELQUES NOTIONS DE « FAIRE » ET DE « NE-PAS-FAIRE » DANS LES YOGA SÛTRA DE PATANJALI (suite).
L’INTENSITÉ, L’OBSERVATION DE SOI ET L’OUVERTURE. (Y.S. II,1 : tapas svâdhyâya îshvarapranidhânani kriyâ yoga).
Approfondir notre démarche du yoga ne veut pas dire être dans la consommation posturale en voulant connaître toujours plus de postures, mais aborder les postures en cultivant certaines qualités intérieures. Dans un précédent numéro (Infos Yoga n°92), nous avons abordé les notions de Abhyâsa (la pratique persévérante) et de Vairâgya (le non attachement), qui sont une première piste « technique » proposée par Patanjali dans ses Yoga Sûtra pour apaiser l’agitation du mental. Car les mouvements du mental sont un obstacle majeur à l’émergence de notre pure énergie de voir (drashtar) et à l’installation de l’état de yoga. Pour Patanjali, le mot « yoga » (le lien, ce qui relie) va désigner le moyen pour atteindre cet état d’union, de fusion, de plénitude mais aussi le but, ce que l’on appelle Samâdhi, la Pleine Conscience.
Aujourd’hui, poursuivant ce même objectif, nous allons nous pencher sur le premier sûtra du deuxième chapitre (Sâdhana Pâda, « avancées dans la réalisation du processus »).
(Y.S. II, 1) « tapah svâdhyâya îshvarapranidhânâni kriyâ yogah » avant de proposer une traduction, analysons cette phrase.
« kriyâ yoga » (de kr : faire) action, et même action avec un sens de purification par activation consciente (cf. les kriyâ pour le ventre).
Il s’agit ici de mettre en place un yoga fait d’actions conscientes, responsables, et non pas passives ni soumises à quelque détermination que ce soit.
Ce deuxième chapitre aborde la méthode en nous disant : « voilà le yoga que l’on doit mettre en place : un agir non mécanique qui doit nous permettre d’éliminer le non essentiel afin d’être reliés ».
Et ces actions vont être au nombre de trois :
« tapas » – l’ardeur (tap : chauffer, produire de la chaleur, faire cuire)
Tapas, c’est faire intensément avec, comme pour le mot kriyâ, le sens de purifier, ici par la chaleur. Le feu est lié à l’action car, de tous les éléments, il n’existe qu’en activité. N’oublions pas que la pratique est incontournable et que, dans cette pratique, nous devons mettre en place les qualités d’un vécu ardent. À savoir qu’il nous faut installer et développer une qualité d’intensité (« le feu sacré ») qui va combattre tout endormissement, apathie ou stagnation. C’est une ascèse, une action qui est un processus de nettoyage, d’élimination des scories par le feu. Nous sommes dans un vrai processus alchimique de transformation du plomb en or.
Nous sommes loin de l’idée molle et tiède du yoga. Avec tapas il y a quelque chose du rayon laser. En mettant en place tapas nos actions seront de moins en moins dispersées, de plus en plus condensées, et auront la précision et l’efficacité du scalpel.
Pour Vimala Thakar, tapas ce n’est pas se mortifier, comme on a pu parfois le comprendre, c’est faire face, joyeusement, à tout ce qui résiste. Et ce qui purifie c’est l’intensité de notre fermeté, mais aussi l’intensité de la profondeur de notre compréhension. L’ascèse authentique n’est pas répressive, c’est un mouvement de simplification, dans le contentement, qui élimine tout ce que l’on pouvait penser être nécessaire et qui, en fin de compte, s’avère n’être que superflu.
Tapas, c’est, dans les mises en formes posturales (âsana), brûler les tensions, nettoyer les engorgements, éliminer la paresse, les peurs. Et cela avec enthousiasme, car l’enthousiasme est la qualité émotionnelle de tapas. Le souffle va, bien sûr, être l’instrument de purification par excellence en enlevant tout ce qui fait obstacle à la libre circulation de Prâna, de l’énergie de vie. Comme le souffle et le mental sont extrêmement liés (« comme le lait dans l’eau »), tout travail conscient sur le souffle, en canalisant les mouvements anarchiques du mental, aura un effet nettoyant.
Tapas, c’est aussi être actif dans notre alimentation, car le mental est tributaire de ce qu’on mange. Nous retrouvons les recommandations classiques (cf. H.Y.P. ou la BH.G.) (I):
une nourriture lourde alourdit le mental
une nourriture excitante peut l’agiter excessivement
une nourriture légère l’éclaire et le purifie.
Tapas va englober tout ce que nous faisons, tout ce que nous mangeons, de façon à éliminer tout l’inutile, de façon active.
C’est la DISCIPLINE DE VIE.
« svâdhyâya » : réflexion profonde sur soi-même, étude de soi, apprendre à se connaître soi-même.
svâ : soi
dhyâ : méditer, réfléchir, contempler
svâdhyâya : c’est observer, s’interroger en permanence, s’ouvrir à la connaissance de ce que nous sommes, c’est la recherche et l’étude de ce que nous sommes.
Par extension, on trouvera aussi comme traduction : étude des Textes. L’étude des Textes et les paroles des sages nous nourrissent. Ils génèrent une compréhension de ce que nous sommes, mais de l’extérieur et non de l’intérieur. Ils doivent venir enrichir et étayer une expérience intime. Car il va falloir nous confronter tout d’abord à nous-mêmes. La discipline du yoga nous engage à refuser tout dogme et toute idée a priori qui puisse figer notre pensée. Mais par contre elle nous engage à cultiver le discernement, la discrimination (viveka), le raisonnement juste (pramanâ), l’investigation, l’examen mental (vichâra), l’analyse, le raisonnement (vitarka), et bien sûr la méditation (dhyâna) qui, bien que n’étant plus de même nature sera l’ultime efflorescence de la recherche intérieure.
Notre pratique doit passer par l’observation et la compréhension de tous nos paramètres. Nous devons en permanence entretenir la vigilance, cultiver l’attention et le ressenti. Chacun de nous a sa spécificité. Même si le yoga est bon pour tous, tout n’est pas bon de la même façon pour tout le monde. C’est pour cela qu’existent de multiples approches d’une même posture, et que la durée de la tenue doit être gérée de façon très attentive et intelligente (ahimsâ, ne pas nuire). Mais aussi, la multiplicité des postures nous met face à de multiples « formes » physiques qui ont tout autant de résonances intérieures (psychologiques, émotionnelles, affectives…) liées à notre histoire. À nous de les percevoir et d’en décrypter le sens. Leur compréhension va nous permettre d’en faire notre miel, ou de les digérer et de les évacuer, car la posture sera à la fois le diagnostic et le soin.
Avec svâdhyâya nous retrouvons le « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » de Socrate.
Îshvara pranidhâna
Pranidhâna :
Pra : mouvement vers l’avant, début, qui engendre, intensité
ni : à l’intérieur
dhâ : placer, installer dans, établir.
Pranidhâna, c’est s’installer avec intensité à l’intérieur
ou bien s’établir en un mouvement d’expansion à l’intérieur. À l’intérieur de quoi ? d’Îshvara.
Îshvara (Être Suprême, maître, roi, Seigneur) est la notion impersonnelle de la transcendance, un principe de perfection, un espace inconnu que l’on peut appeler Dieu si on a le goût de la dévotion. La notion d’Îshvara nous permet d’entrer dans une dimension intérieure élargie. Il représente l’accomplissement ultime de nos possibilités, de nos potentialités. Il est l’accomplissement spirituel.
« L’univers est son seul autel, l’existence son seul culte » (Aurobindo).
Îshvara n’est pas le dieu d’une religion, même si la plupart des traducteurs le traduisent par « Dieu ». Il est l’ultime floraison de notre conscience, la perfection d’être. Ce qui l’exprime c’est le pranava, le son OM (Y.S. I, 27, 28).
On pourrait traduire Îshvara pranidhâna par :
« S’établir, en un mouvement d’expansion, dans un principe de perfection, dans la dimension de la transcendance. »
Ou bien « s’installer avec intensité dans un espace inconnu, dans une conscience cosmique. »
Ou encore, comme disait Gérard Blitz, tout simplement « laisser de la place pour autre chose ».
« Le yoga, c’est aller là où je ne suis jamais allé, arriver là où je ne suis jamais arrivé, savoir ce que j’ignore, avoir la clarté qui me manque. Pour moi, toutes ces choses réunies représentent Dieu, quoi qu’il soit. » (Deshikachar)
La pratique du yoga, avec les multiples facettes des postures, est un microcosme des multiples facettes de ce que nous sommes. La perception et la connaissance de ce que nous sommes va s’établir, strates après strates, du plus dense au plus subtil, en mettant en place tout d’abord l’outil des diverses techniques, puis l’ouverture à des qualités plus intérieures (vigilance, intensité, contentement, observation des résonances…), pour enfin tout lâcher, tout ouvrir, tout déposer. Sans quitter l’ancrage postural, vivre l’expansion absolue, sans frontières.
Dans le premier chapitre, nous trouvons tout d’abord les prémisses d’Îshvara pranidhâna, avec la notion de vairâghya, le non-attachement (I, 12).
Rien ne peut aller plus loin sans cette possibilité d’ouverture qui fait partie de nos composantes, mais vis-à-vis de laquelle, pour diverses raisons, nous faisons souvent l’impasse.
Nous retrouvons là la notion d’asteya (le non vol) des yama. Ne nous dérobons pas à nous-mêmes ce trésor dont nous cachons volontairement la clef. Ouvrons-nous à cette dimension de transcendance.
Élargissant la notion de vairagya, Patanjali, toujours dans le premier chapitre (I, 23, 24, 25, 26, 27, 28), cite ensuite Îshvara.
« La Pleine Conscience (samâdhi), nous dit-il, peut s’installer, entre autres, grâce à Îshvara pranidhâna.
Îshvara est un être d’un type particulier car non affecté par la souffrance, l’action, les conséquences de l’action ni les traces que celle-ci peut laisser. En lui se trouve le germe de l’omniscience portée à sa perfection. Non limité par le temps, Îshvara est le guru (l’instructeur, le maître spirituel), même des anciens. On le désigne par le « pranava » (le mantra OM), et la répétition de ce mantra en fait apparaître le sens. »
Pour Patanjali, l’aspiration vers l’absolu, qui est propre à l’homme, est présentée comme un moyen pour faire l’expérience d’un état de pure conscience. Îshvara est une notion impersonnelle. C’est un principe supérieur illimité, une conscience spirituelle suprême. Patanjali ne nous demande pas de croire en une religion, il nous propose de faire une expérience, l’expérience concrète d’une mystique.
La pratique du yoga est universelle et ne concerne pas plus une religion qu’une autre. C’est un bien commun.
Et l’expérience d’Îshvara, de cette conscience sans limite, après un lâcher-prise, un dépôt intérieur, s’effectuera grâce au pranava, ce OM qui contient tout ce qui est hors de notre portée. En le prononçant, en le répétant, en le faisant vibrer en nous, nous entrons dans sa signification. C’est une pratique, une expérience concrète, mais d’une extrême subtilité.
« l’état de Pleine Conscience (samâdhi) et les possibilités élargies (siddhi) s’obtiennent grâce à Îshvara pranidhâna » (Y.S.II,44).
S’abandonner au transcendant, c’est ne pas rester toujours sur la même rive. Et là, nécessairement, la pensée discursive va s’arrêter. Le silence et l’espace vont remplir un mental apaisé et nettoyé pour le transformer en lumière, en rayonnement du pur témoin. C’est samâdhi. Alors, en un libre déploiement, habitant le monde, nous serons totalité de conscience, nous serons nous-mêmes.
« tapah svâdhyâya Îshvara pranidhânâni kriyâ yogah » pourrait se traduire par : « l’expérience active du yoga passe par l’intensité, la connaissance de soi et l’ouverture à un espace élargi »
ou bien « l’expérience active du yoga passe par un « faire » total, la compréhension (la recherche, l’observation intelligente), en même temps que par un « ne-pas-faire » total »
(Y.S.II,2) « samâdhi bhâvanârthah klesha tanûkarana arthash ca » – « son but est d’atténuer les causes de souffrance et de faire apparaître l’état de Pleine Conscience (samâdhi) »
Ce sûtra souligne l’importance du précédent. Non seulement, cette triple discipline va poser les fondations de notre chemin en yoga, mais elle va réduire les sources des tourments (klesha) qui font obstacle à notre lucidité profonde, comme des graines brûlées par le feu de l’expérience totale, commente Vyâsa, qui deviennent incapables de germer, donc incapables d’engendrer de nouveaux conditionnements. Et plus les klesha seront atténués, plus nous serons aptes à expérimenter samâdhi.
ANALYSE
Revenons sur ces trois qualités de vécu. Y a-t-il un ordre d’importance ? Faut-il insister un peu plus sur l’une ou l’autre de ces qualités ? sur les trois ? Y a-t-il une gradation qualitative ?
TAPAS
C’est la première et incontournable expérience du yoga, qui est action. Au pied du mur, dans la posture, il faut trouver en nous l’énergie, l’intensité, la force intérieure pour aborder et vivre un certain temps ce qui nous est proposé. Au cœur de l’action, on « fait chauffer ».
Mais l’ego se nourrit de l’effort ! le lieu de combustion physique, le lieu clef de tapas, c’est le ventre (manipûra) qui est aussi le siège du nombril. Le nombriliste n’est pas toujours celui qui vit replié sur lui-même, celui qui n’a pas coupé le cordon ombilical nourricier. Il y a beaucoup de nombrilistes actifs. Pour eux, tapas c’est : je veux être souple et musclé, je peux suspendre mon souffle un quart d’heure, je peux prendre les postures les plus difficiles, je suis plus performant que mon voisin, je chronomètre la durée de tenue des postures, je suis supérieur à mon concierge qui ne fait pas de yoga, etc…
Plus on fonce dans cette voie, plus on devient rigide et plus on empire notre vécu. On se blesse, on est dans le trouble intérieur et le mal-être. Aucun de nos problèmes ne va se résoudre. On se trouve dans l’impasse des efforts, l’impasse de tapas qui, là, est une fuite car on veut échapper à quelque chose et atteindre le point opposé. Nous sommes en plein dans le dualisme. Notre pratique nous sert à accumuler les techniques, les savoirs, et un tas de choses sécurisantes. On se construit et renforce une personnalité artificielle, basée sur la peur de voir ce que l’on est vraiment. C’est un processus de mauvaise foi et d’aveuglement, c’est âvidya (la non connaissance, l’ignorance). L’ego est gonflé à bloc. Et un jour ou l’autre tout craque. Les problèmes sont toujours là, les mêmes schémas de vie, rien n’a changé et tout a empiré. C’est l’impasse de tapas.
Alors, comment mettre en place l’effort juste ?
Face à ces possibilités de dérive Patanjali nous donne Îshvara pranidhâna et svâdhyâya.
ÎSHVARA PRANIDHÂNA
C’est ne pas se refermer sur sa propre démarche. L’ego est un outil qui permet au petit enfant de se découvrir dans son autonomie, dans sa spécificité unique. Cette conscience de soi lui fait acquérir son indépendance et lui permet de couper le cordon ombilical. L’ego est le moteur d’un début de vie.
Dans la pratique de yoga, en mettant en place Îshvara pranidhâna on abandonne l’ego en tant que réseau de tensions, de peurs, on lâche le recentrage sur soi-même. On ouvre l’horizon. Îshvara pranidhâna c’est, dans l’action, dans l’ardeur, laisser de la place, de l’espace, rayonner. C’est lâcher l’acharnement de la poursuite d’un résultat en introduisant la gratuité de l’acte. S’installera alors un vécu ludique et joyeux, qui va laisser se déployer un élan d’ouverture, d’expansion, aussi bien externe qu’interne.
Nous sommes totalement dans l’expérience en même temps qu’en lâcher prise et en ouverture. Quand nous sommes au-delà du désir des résultats, c’est là que commence à s’installer l’état de yoga.
« lorsque le désir de prendre disparaît, alors tous les bijoux apparaissent »(Y.S. II, 37).
Tapas devient alors qualité de l’effort, ardeur, totalité de la présence. La notion d’effort total rejoint la notion de non effort total. FAIRE et NE PAS FAIRE en même temps.
Et cela dans la totale lucidité de ce que nous sommes. Et on trouve à présent svâdhyâya.
SVÂDHYÂYA
Dans l’expérience du yoga, dans les divers « moules » que sont les postures, observons-nous, en toute lucidité, sans nous mentir à nous-mêmes. Observons tout : nos blocages, nos résistances, mais aussi nos facilités, nos bonheurs, nos désarrois, à la fois physiques et psychologiques, nos ruses, nos petites lâchetés, nos faiblesses, notre orgueil.
Svâdhyâya, c’est la conscience de ce que nous sommes, la découverte des multiples facettes de notre individu. Pas simplement nos côtés obscurs, mais aussi nos côtés lumineux : le courage, la volonté, la simplicité, la gentillesse, et même l’amour.
Svâdhyâya, c’est faire le point avec clarté.
Comment est-ce que je suis quand je me trouve confronté à tel ou tel problème représenté par une posture. Si je lâche tout de suite, systématiquement, en me collant des étiquettes « je n’ai jamais pu faire cela, je ne vais pas perdre mon temps, j’en fais l’impasse. Passons à autre chose de plus confortable ». Nous sommes en dehors du chemin du yoga, du libre déploiement de nos potentialités.
Dans la pratique, l’intelligence de svâdhyâya, consiste à accepter les variantes les plus simples et à s’y tenir jusqu’à la maîtrise. Il y a là encore un combat contre l’ego-orgueil, contre l’ego-suffisance et la paresse.
Cultiver svâdhyâya c’est comprendre tout cela. C’est être dans l’observation intelligente de notre vécu physique, en étant attentif et à l’écoute de tous les paramètres : ne pas se blesser, ne pas aller trop loin ni trop longtemps, afin que l’expérience soit une expérience de construction et pas de destruction.
Svâdhyâya va installer le recul indispensable par rapport à l’engagement total de tapas.
L’observation et la compréhension profondes vont générer automatiquement la légèreté, l’acuité et l’humour qui est la qualité émotionnelle de svâdhyâya.
Paradoxalement, en cultivant l’état de témoin, nous allons favoriser la mise en place d’un vécu plus profond et plus juste.
UNE DYNAMIQUE INSÉPARABLE
Ces trois paramètres sont à la fois incontournables et inséparables.
TAPAS tout seul nous maintiendrait dans un champ de vécu physique, superficiel, technique, avec comme seul horizon le repli sur le sentiment de notre propre importance. Avec la mise en place d’une intelligence discriminative, il devient vraie discipline de vie constructive. En développant l’ouverture à des plans plus subtils, notre pratique s’enrichira d’une dimension d’ouverture et de profondeur.
SVÂDHYÂYA sans la pratique expérimentale physique n’est que du vent théorique, sans ancrage. Et sans l’intelligence de l’ouverture à des plans plus vastes et profonds, tout resterait livresque, limité, horizontal.
ÎSHVARA PRANIDHÂNA sans l’ancrage de tapas peut nous installer dans l’illusion d’une expérience spirituelle. On « plane », tout en restant installés dans ses nœuds et ses problèmes. Sans la construction de tapas et sans l’intelligence de l’observation, de la connaissance de soi et le « bon sens » de svâdhyâya, la chute risque d’être très rude et rapide.
Plus loin dans le même chapitre (II, 26), Patanjali recommande la mise en place de viveka, l’intelligence de discernement, la discrimination qui développe svâdhyâya.
Les trois volets de ce premier sûtra sont inséparables, il s’agit d’un seul et même mouvement.
Pour les commentateurs que sont Taimni et Iyengar, pour l’un ce premier sûtra se rapporte à la triple nature de l’homme : tapas est en rapport avec la volonté, svâdhyâya avec l’intellect et Îshvara pranidhâna avec les émotions. Pour Iyengar, il va y avoir purification des trois composantes de l’homme :
Le corps sera purifié par tapas, la parole par svâdhyâya, et l’esprit par Îshvara pranidhâna.
Il pense aussi que ce sûtra représente les trois grandes voies du yoga : l’action, la connaissance et l’abandon à l’amour absolu.
SVÂDHYÂYA, LA CHARNIÈRE
Svâdhyâya semble être une charnière indispensable, car rien ne peut être facteur de réelle et durable évolution sans l’observation, la lucidité, la compréhension profonde de nos mécanismes de fonctionnement et de ce que nous sommes.
Svâdhyâya est l’intelligence de tapas.
Comme pour le serment d’Hippocrate des médecins, « ne pas nuire » est une ligne de force du yoga.
La lucidité et l’honnêteté intérieure amenées par svâdhyâya vont combattre le volontarisme et la mauvaise foi qui peuvent être les moteurs de tapas. La compréhension, la connaissance vont combattre âvidya, principale cause de tous nos obstacles et de toutes nos souffrances.
Svâdhyâya est l’intelligence de Îshvara pranidhana.
Se vouloir dans l’ouverture spirituelle peut-être plus ou moins fortement teinté du sentiment de sa propre importance, car l’ego occupe l’espace dès qu’il peut et là où il veut. Nous pouvons nous trouver dans la dérive d’une spiritualité illusoire.
Sans la vigilance permanente de svâdhyâya nous pouvons nous laisser emporter dans des projections imaginaires ou bien dans la stagnation et l’endormissement.
Svâdhyâya est un aiguillon en même temps qu’un facteur de modération.
POUR CONCLURE
Ces qualités, l’intensité, l’ardeur, l’étude de soi, la connaissance, et l’ouverture seront reprises par Patanjali plus loin, dans le même chapitre. Après la netteté et le contentement, ce seront les trois dernières règles des niyama, la discipline personnelle que l’on doit mettre en place pour régir notre mode de vie. C’est dire l’insistance de l’auteur sur ces qualités qui débordent largement l’expérience posturale.
Dans toutes les situations de notre vie auxquelles nous avons à faire face nous nous devons d’installer ces qualités.
Nous devons vivre notre vie intensément, ardemment, tout en cultivant l’intelligence discriminative, l’observation et la compréhension de ce que nous sommes. Et cela sans faire l’impasse du libre déploiement de champs de vécus différents, plus larges et plus profonds.
Voilà l’outil que nous offre Patanjali au tout début de son chapitre sur la réalisation, sur la méthode. Mais, comme pour tout outil, c’est celui qui l’utilise qui le rend efficace.
Tout est entre nos mains.
Notes et références :
H.Y.P. : Hatha Yoga Pradîpikâ
BH.G. : Bhagavad Gîtâ
Vimala Thakar : « le yoga au-delà de la méditation » (éditions Actess
Gérard Blitz : conférences Zinal 1980-81
Deshikachar : revue Viniyoga
Vyâsa : Yogabhâshya (traduction Filliozat) éditions Âgamât
Iyengar : « lumière sur les Yoga Sûtra » (éditions Buchet-Chastel
Taimni : « la science du yoga » (éditions Adyar)
Marguerite Aflallo, « Tapas svâdhyâya îshvarapranidhânani« , novembre 2013.