
CHINNAMASTÂ : LA « DÉCAPITÉE »
Il y a quelque temps nous avons abordé l’étude de deux formes de la Devî, de la Grande Déesse Primordiale, Âdi Shakti, sous les aspects de Kâlî et de Dhûmavatî. Toutes deux font partie d’un groupe appelé Dasha MahâVidyâ, les dix déesses de grande Sagesse ou de grande Connaissance. Toutes sont des aspects de Âdi Shakti, représentant dix types d’énergies qui animent la manifestation. Chacune d’entre elles va nous placer face à tout autant d’aspects de la réalité du monde, mais aussi et surtout face à ce à quoi l’on peut se confronter tout au long de notre chemin de vie et de notre chemin spirituel. Comme les lames du jeu de Tarot, ces représentations symboliques sont des supports de méditation qui vont « parler » profondément à chacun d’entre nous, favorisant l’ouverture de pistes de réflexion et de questionnements. Certaines de ces déesses vont avoir des aspects redoutables voire extrêmement répulsifs, d’autres seront plus plaisantes à contempler. Les unes vont illustrer des obstacles majeurs qui se présentent à nous, les autres seront là pour nous rappeler que la splendeur de la manifestation doit aussi nourrir notre recherche et notre élan vital.
Il y a un certain ordre dans la succession de ces figures. Mais quelques variantes portent sur la place occupée par cet aspect de la Shakti que nous nous proposons de voir à présent, CHINNAMASTÂ, qui peut se trouver en troisième, en cinquième ou en sixième position.
Description :
Chinnamastâ (de chinna : coupé et mastaka : tête, crâne) de toutes les MahâVidyâ est celle qui se présente sous l’aspect le plus « terrible » et effrayant.
Comme Kâlî et Târâ, les deux premières du groupe, c’est une déesse debout, nue, ayant autour du cou un collier de têtes coupées, ici des crânes décharnés. Son corps est rouge. Elle n’a « que » deux bras, ce qui lui confère un aspect humain et familier. Mais elle porte dans une de ses mains sa propre tête, sabrée par l’autre main qui tient le même sabre sanglant que brandissent aussi Kâlî et Târâ.
De son cou décapité jaillit trois flots de sang. L’un va dans sa propre bouche qui, comme celle de Kâlî, a la langue fortement tirée vers l’extérieur. Les deux autres jets aboutissent chacun, à droite et à gauche, dans la bouche de deux autres figures féminines, un peu plus petites de taille, qui semblent être deux répliques d’elle-même. Elles aussi sont nues, portant le collier de crânes, les cheveux lâchés, et le sabre sanglant dans une main. Dans l’autre elles portent un bol que l’on devine rempli de sang. Elles ont, comme Chinnamastâ, le troisième œil sur le front et dans certaines représentations l’une d’elles est de couleur blanche tandis que l’autre a la peau noire.
Une tête de serpent émerge du cou de Chinnamastâ, par derrière, et un serpent ceinture chacune de ses alter ego.
Les trois sont la plupart du temps dans le dynamisme de la marche.
Alors que Kâlî et Târâ piétinent un Shiva assoupi, Chinnamastâ, elle, piétine un couple en train de faire l’amour, la figure féminine dessus. Il s’agit du dieu de l’amour Kâma et de sa compagne Rati («Volupté ») couchés sur le lotus à seize pétales représentant Svâdishtâna , le centre de la gestation.
Quelques réflexions.
Si on passe outre l’aspect morbide premier, on comprend très vite que nous sommes devant une représentation éminemment symbolique. En effet, cette décapitation ne semble pas mortelle puisque le flot du sang (le sang c’est la vie) n’est pas répandu sur le sol mais reste « en circuit fermé », la déesse restant debout, et toujours dans l’élan et la vitalité de la marche. Le visage serein et tranquille, elle tient sa tête non loin de sa position habituelle, comme si elle allait la remettre en place.
Les trois flots de sang qui jaillissent de son cou semblent correspondre aux trois nâdî, les circuits énergétiques majeurs de notre corps : Idâ à gauche, Pingalâ à droite et Sushumnâ au centre, chacune des yoginîs les symbolisant. Celles qui représentent la dualité (Idâ et Pingalâ ), à gauche et à droite, sont un peu moins importantes que celle du milieu, la maîtresse, celle de la voie du retour vers l’unité première.
Dans notre pratique de yoga nous nous efforçons d’installer un équilibre des forces antagonistes, des énergies duelles qui sont le lot de la manifestation en nous. Mais nous essayons aussi de stimuler et d’éveiller la troisième voie, celle du milieu, celle qui nourrit notre arbre de vie, la colonne vertébrale.
C’est par cette voie du milieu que la Shakti primordiale, sous la dénomination de Kundalinî, pourra retourner vers le non-manifesté. Ayant accompli le chemin inverse à celui de la mise en place de la manifestation, elle retrouvera alors la fusion première, antérieure, et l’ unité avec la Plénitude absolue que l’on nomme Shiva.
Avec Chinnamastâ, la nâdî Sushumnâ, voie vers le Sans Limite, se trouve dans le libre jaillissement de son flux, sans entraves.
Mais le chemin de cette unité, semble nous dire cette terrible démonstration pédagogique, doit passer par l’éradication de ce que représente la tête habituellement, c’est-à-dire le mental, l’intellect, mais aussi notre identification totale à l’ego. En effet, le fonctionnement habituel des composantes du mental, de par son caractère hégémonique, s’avère être un obstacle majeur au dévoilement de la Pleine Conscience.
Il faut noter qu’ ici, contrairement à certaines voies préconisant l’abolition absolue du vécu quotidien, dans cette éradication des obstacles générés par le mental, la dualité va rester présente. Le mouvement ordinaire de la vie n’est pas aboli. Chacune de ces énergies duelles, sous la forme des deux « yoginîs », tient fermement en main les outils (qui servent puisqu’ils sont sanglants) de l’élimination des illusions, de l’ignorance et des obstacles qu’elles génèrent. Le troisième œil, celui de la connaissance de l’unité, se trouvant sur la lame de leur sabre.
Et cette dualité va s’abreuver à la Source de Vie qui se trouve sous les pieds de Chinnamastâ.
Le support.
Les sièges ou points d’appui des divinités transmettent leurs qualités à celui ou à celle qui s’y appuie ou s’y assied.
Kâlî et Târâ piétinent chacune un Shiva endormi. Par leurs racines elles sont directement en lien avec l’Absolu, elles dans l’action, lui dans la plénitude du non-agir.
Ici, la nourriture racine va venir du couple Kâma-Rati en plein déploiement d’énergie érotique. L’énergie sexuelle est à la racine de la puissance d’action.
En temps ordinaire, et pour la plupart d’entre nous, cette énergie sexuelle nous fait « perdre la tête ». Mais ici, dans la voie de la Shakti, ce qui en temps ordinaire serait un obstacle majeur sur le chemin spirituel, devient un support d’avancée. La libido est le véhicule.
Plus les obstacles vont être puissants plus leur franchissement et l’utilisation de leur force seront porteurs de fruits.
Le corps de Chinnamastâ va être coloré en rouge par cette puissante énergie de vie dont il est rempli.
Ici nous restons donc pleinement dans la dualité de la manifestation. Et cette image nous fait comprendre que nous devons non pas nier ni abolir mais utiliser la puissance de cette énergie duelle (masculine et féminine), cette libido, pour nourrir l’élan, la force et la vigueur de notre démarche.
Mais cette vitalité profonde activée ne servira pas à nourrir le jeu habituel du mental dont le fonctionnement familier est « décapité ». Le flot de l’énergie de vie, symbolisée par le sang, jaillira très haut et librement, sans entraves. Alors, sortant du cou de Chinnamastâ, la tête de cobra indiquera la libre montée de Kundalinî, symbole de la Conscience-Énergie souterraine et fulgurante .
Dans certaines iconographies les deux déités latérales portent elles aussi une tête sur un plateau (une tête masculine). Ainsi le mental ordinaire est « décapité » même dans son activité duelle. Les serpents qui ceignent leur taille ou leur cou montrent qu’elles restent toujours dans le jeu des énergies profondes, car les serpents sont, dans le règne animal, ce qui symbolise les énergies souterraines, et leur mouvement d’attaque est ce qui se rapproche le plus de la fulgurance de l’Énergie.
Parce qu’ils muent en se dépouillant de leur vieille peau, les serpents, en s’extrayant de leur « cuirasse » devenue morte et inutile, symbolisent aussi une naissance à d’autres plans de conscience, une re-naissance. Enfin, parce que leurs yeux n’ont pas de paupières mais une membrane transparente, ils sont le symbole de la Claire Vision.
Les serpents, de même que le troisième œil, figurent parmi les signes emblématiques de Shiva, le dieu des transformations et de l’évolution.
Autres remarques.
Avec Chinnamastâ, ce « sans tête » équivaut à un état où nous allons utiliser les forces vitales les plus puissantes, celles qui en temps ordinaire nous enchaînent, pour nous affranchir de l’ego, des conditionnements, des fonctionnements d’un mental fractionné et limité. Nous retrouvons-là la nécessité de ne pas rester le jouet passif des « klesha » dont nous parle Patanjali dans les Yoga Sûtra, ces obstacles-tourments issus du jeu habituel du mental qui nous coupent de l’accès à notre réalité profonde.
Il y a l’insistance absolue que nous devons continuer à être dans le monde, dans la puissance et le dynamisme de notre vie ordinaire, sans supprimer le fonctionnement du mental (la tête est toujours tenue, on ne l’a pas jetée). On doit continuer à l’utiliser, tout en ayant sabré son caractère hégémonique et les obstacles qui en sont issus. En cela Chinnamastâ est profondément liée à Ajna chakra, le « Commandement ». Par-delà son fonctionnement usuel, ce centre est aussi la porte de la Claire Vision symbolisée par le troisième œil ouvert.
Dans la tête coupée, les yeux sont grands ouverts et tournés vers le haut. Signe d’une permanente vitalité interne.
Chinnamastâ est parfois appelée « Indranî » (la parèdre de Indra) ou « Vairochanî » (la très brillante) ou encore « Vajra Vairochanî » (celle qui brille avec la foudre dans la main). Pour Aurobindo le dieu Indra représente les forces lumineuses du mental, le « vajra » étant son arme emblématique. Ce qui relie, là encore, Chinnamastâ aux forces du mental.
Contrairement aux autres déités du groupe (sauf Kâlî et Târâ), Chinnamastâ est nue, les cheveux épars.
Cette nudité nous renvoie à la conscience d’un état premier, un état « naturel », sans masques, sans artifices, brut et authentique. Un état où les hommes se trouvaient sans doute plus proches des rythmes de la vie et de la nature.
Un collier de crânes pend à son cou, chacun représentant un phonème de l’alphabet. Comme Kâlî et Târâ, elle porte en elle la racine du langage et l »immobilisation de la langue qu’elle étale loin vers l’extérieur va nous ramener à l’essence du son, au verbe premier, non encore filtré par le jeu du mental.
Elle aussi nous plongera aux origines, aux fondements de l’individu et de l’humanité.
Si l’on conçoit que ce sabrage est soudain et fulgurant, Chinnamastâ peut aussi représenter l’illumination spirituelle instantanée, l’Éveil de la Pleine Conscience.
Enfin, en complément des précédentes réflexions, Chinnamastâ peut être mise en relation avec les trois « gunas », les qualités énergétique du manifesté. En ce cas les flots alimentant les deux yoginîs latérales représenteraient les énergies Rajas et Tamas, et celui du milieu l’énergie Sattva.
En conclusion.
Parmi les dix MahâVidyâ, Chinnamastâ est la figure qui va nous faire réaliser que nous devons nécessairement installer un travail de compréhension et d’éclaircissement très sérieux et très lucide sur le jeu et le rôle de notre psyché et sur son fonctionnement.
Nous devons comprendre aussi que la porte vers l’Absolu ne s’ouvrira que si on sait utiliser toutes les opportunités que nous offre l’existence, même celles qui semblent le plus éloignées de la spiritualité, sans les nier ou les rejeter. Que toutes les puissances et tous les aspects de la vie ordinaire sont à vivre totalement, mais en utilisant le « couteau » du yoga.
Ce qui nous permettra de sabrer toutes les confusions, toutes les ignorances, toutes les limitations.
Marguerite Aflallo, « Les MahâVidyâ : Chinnamastâ. », décembre 2014.