Continuons à présent en nous penchant sur la langue « sacrée », le sanskrit.
L’émanation phonématique: l’alphabet sanskrit.
Toutes les lettres et signes de l’alphabet sanskrit, comme dans d’autres traditions (particulièrement dans la Kabbale), vont avoir une symbolique très complexe. Mais, contrairement à la tradition hébraïque, il n’y aura presque pas de spéculation sur la graphie des lettres, même si elles sont utilisées en visualisation dans certaines pratiques rituelles et spirituelles.
L’alphabet sanskrit, la mâtrikâ, comprend 50 phonèmes: 16 voyelles, 33 consonnes, plus une « ligature ». Cinquante prises de conscience phonématiques par lesquelles le suprême Shiva conscientisera et fera apparaître 50 aspects différents de l’énergie de la parole. Même si tous ces aspects sont différents ils sont sa propre énergie et reposent en lui. Cette prise de conscience de la parole est l’acte créateur-même et les phonèmes seront aussi en lien avec les 36 catégories constitutives de l’univers, les tattva, qui forment la trame de la manifestation (1).
Les voyelles akshara (ce qui est insécable, l’atome).
Qualifiées de germes (bîja) elles sont associées à Shiva, la pure Conscience.
Les trois premières voyelles, A, I, U, sont majeures car elles correspondent aux 3 énergies fondamentales:
(A) l’énergie de conscience sans égale
(I) l’énergie de volonté, l’«intention» émanatrice joyeuse
(U) l’énergie d’éclosion ou d’éveil, premier mouvement très subtil à la source de tout l’univers
La voyelle A est appelée l’« incomparable », le « sans égal » (anuttara), c’est le phonème originel qui précède tous les autres, d’où ils procèdent tous et où tous retourneront.
Puis vient le reste des voyelles avec les «liquides» RI, RÎ, LI, LÎ et les diphtongues E, AI, O, AU, tout autant de « portions » (kalâ) de Shiva.
L’avant-dernière voyelle sera un autre A mais au-dessus duquel se trouve un point (anusvâra) et ce point introduit une résonance nasale MMM.
Ce point graphique représente le bindu, le point sans dimension contenant tout l’univers, il est le germe de l’émanation.
La toute dernière voyelle va être, là encore, un A, cette fois-ci suivi de la graphie «:» que l’on appelle le visarga (émanation, et même éjaculation) qui se traduit à la prononciation par une aspiration, un souffle un peu rauque, semblable à la « jota » espagnole.
En dédoublant le bindu, le visarga annonce la dualité et la concrétisation à venir, ouvrant ainsi la porte à la manifestation des consonnes.
Parmi les voyelles: les brèves + le bindu sont qualifiées de solaires et mâles
Les longues + le visarga sont qualifiées de lunaires et femelles
Les liquides (RI, RÎ, LI, LÎ) sont neutres et « eunuques », stériles, mais considérées comme « germes » du feu et de la terre.
Les diphtongues représentent les deux aspects masculin-féminin (Shiva-Shakti) de l’énergie de la parole.
Les consonnes (vyañjana: manifestation).
Associées à Shakti, la pure Puissance, elles sont considérées comme des matrices (yonî).
Avant d’exister elles se trouvaient en puissance dans les voyelles qui sont leur principe animateur car les consonnes « qui ne contiennent pas de voyelles » ne peuvent exister. Toutes les consonnes sont énoncées avec la voyelle A incluse : Ka, Kha, Ga, Gha, etc…
La dernière consonne sera le HA qui est le complément-miroir du AH: , la dernière voyelle.
Dans le déroulement de cet alphabet, du A au HA + le bindu qui les transcende et les unit cela donne: AHAM, le JE (suis) absolu, la totale plénitude.
Mais l’alphabet se clôturera tout-à-fait avec la «ligature» KSHA qui représente l’union de Shiva et de Shakti.
«Ni Shiva sans Shakti, ni Shakti sans Shiva, toute l’expansion cosmique vient de leur couple indissociable» (Jayaratha)
Donc, le JE absolu se trouve dans chaque phonème de l’alphabet, et l’alphabet tout entier contient la plénitude primordiale.
Comme dans l’alphabet se trouvent en puissance la totalité des paroles qui seront prononcées et la totalité des écrits qui seront rédigés, fondamentalement l’Absolu restera en germe dans toute parole et dans toute écriture.
La connaissance profonde des éléments constitutifs de la parole que sont les phonèmes, celle de la façon dont ils naissent, peut être une voie royale pour amorcer le processus d’une «remontée» consciente, d’une résorption vers l’Origine.
De même l’étude approfondie de la grammaire sanskrite où nous retrouvons certains des termes familiers au monde du yoga (sandhi -samâdhi-, guna, bindu, dvandva, tatpurusha, linga…) peut être abordée comme un yoga, les structures grammaticales pouvant se substituer aux postures, prânâyama, mantra, etc… Cela fait de cette grammaire « sacrée » un possible chemin de réalisation.
Le Mantra.
Parmi tous les sons et toutes les paroles possibles il en est dont l’efficacité spirituelle est plus immédiate que d’autres. Ce sont les mantras.
Comme l’indique le suffixe -TRA ce sont des outils, des instruments, mais ils sont avant tout des moyens pour « penser, comprendre, connaître ou même honorer » (MAN). Ils serviront à mille fins, spirituelles, rituelles ou profanes.
Que ce soit sous la forme de sons-semences (bîja mantra), de phrases ou de formules ritualisées, les mantras vont créer une onde de forme invisible qui va établir un lien profond avec le transcendant.
Leur organisation interne et leur énergie sonore priment sur leur sens apparent. Même s’ils ont une signification (hommage à telle ou telle divinité, souhait de qualité de chemin de vie, extraits de textes sacrés ou vœux auspicieux) dans la formulation d’un mantra l’important c’est l’émergence de ses fruits profonds.
Les mantras gardent leur sens premier mais leur énonciation-même fait se « réaliser » ce pourquoi on les énonce car les syllabes qui constituent un mantra ont le pouvoir de donner vie et sens à ce à quoi les mots s’attachent.
La parole est acte.
Ils sont un « ne-pas-faire » du langage car au lieu de se diriger vers une communication extérieure leur usage nous tourne vers l’intériorité et vers la Source première de toute parole.
Mais, pour être efficace, le mantra doit être « éveillé ». Et c’est le déploiement de la conscience du pratiquant qui en fera la puissance.
Par la répétition (japa) le mantra va purifier le pratiquant et il est lui-même purifié par la pratique et surtout par l’adhésion profonde de celui qui le prononce. L’un et l’autre se purifient et s’éveillent mutuellement.
Même s’ils sont écrits dans des livres les mantras ne doivent être appris que par transmission orale, par la parole. Pour les mantras qui sont des sons-semences nous sommes là encore dans de l’organisé et du transmis, jamais dans du spontané anarchique.
On ne s’invente pas un mantra, on le reçoit.
Leur pratique s’effectue en trois étapes :
Avant la prononciation du mantra il y aura en premier une fixation de l’attention puis une montée, une surrection, de l’énergie de la parole (ucchâra) où on retrouvera le souvenir du mantra.
C’est la mémoration (smarana).
Puis viendra la répétition (japa) pour maîtriser, assimiler et conscientiser le mantra
Elle sera tout d’abord orale, audible, nous retrouvons-là la parole « étalée » (vaikharî)
La répétition se fera ensuite en secret, les mots seront murmurés doucement et non audibles, c’est la parole « intermédiaire » (madhyamâ)
Enfin la répétition se fera en pensée, mentalement, c’est « la voyante » (pashyamî) et, en un continuum, cela se diluera en une fine vibration « comme le souvenir d’un écho lointain », jusqu’au silence.
Le processus d’énonciation d’un mantra sera celui d’un retour de l’exprimé vers l’inexprimé. Il va y avoir une remontée, une résorption de la parole étalée vers la semence première à l’origine de toute parole.
Et plus il va devenir subtil et imperceptible plus le mantra sera puissant.
Si le pratiquant arrive à s’élever au plus haut niveau de la conscience, en fusion avec l’Énergie originelle de la Parole, alors tous les mantras deviendront capables d’accomplir n’importe quelle action. Et même toute parole énoncée deviendra un mantra parfaitement efficace.
Mettant le corps tout entier en résonance les mantras ont aussi un impact physiologique et certains rituels les utilisent en imposition (nyâsa). Car tout comme on peut placer des objets, images, diagrammes sur telle ou telle partie du corps on peut y placer des mantras. Et même remplacer les bains rituels par des bains de mantras.
Enfin leur usage peut être tout-à-fait profane et ils peuvent être exploités par des sorciers, mages ou charlatans à des fins magiques.
Le silence.
La parole, a contrario, est au cœur de l’expérience de certains saddhus qui font vœu de silence. Ils « retiennent leur voix », ce sont les muni. Leur silence extérieur est censé être le reflet de leur silence intérieur. Un silence au-delà de la parole qui est supposé être de même nature, de même essence, que l’Absolu, ce qui fait des muni les modèles des hommes « réalisés ».
Les mantras sont un langage-limite. En eux demeurent toutes les puissances de la Parole, et particulièrement celle qui nous permet d’accéder à la Pleine Conscience. Tout son, toute parole se tourne vers et vient se résorber dans le silence. Mais un silence puissant sans lequel rien ne serait jamais dit.
Pour conclure
Ainsi depuis les époques les plus reculées la parole a été reconnue comme un élément majeur de la spécificité humaine.
Parole-lien entre les hommes, parole-puissance, parole-acte, parole-enseignement, parole-conscience, parole qui est aussi une porte vers le sans-forme, vers l’absolu.
Comme toujours dans l’expérience du yoga nous nous trouvons face à un paradoxe. Car finalement la parole, cette spécificité humaine (même si le reste de la manifestation n’est pas dénué de langage), nous amène à comprendre et à reconnaître la suprématie du silence. Et ce le silence est à la fois la source de toute parole et la finalité de toute parole.
Marguerite Aflallo
Notes :
(1) notons que notre pilier de vie, notre colonne vertébrale, comporte le même nombre de vertèbres que de consonnes de l’alphabet sanskrit
Annexe:
Un mythe védique illustre la puissance de la parole, la parole comme arme magique au service de la lumière:
Mythe de Vala.
Vala (le bloqueur) retenait en son pouvoir tous les biens de la création (le soleil, les aurores, le feu, les eaux, la vie…)
Indra, le roi des dieux, accompagné de la troupe des Angiras (1) qui chantaient des vers « inspirés », n’utilisera pas son arme favorite, le vajra, mais un mantra qu’il hurlera face à Vala. L’action conjointe du hurlement et des poèmes « déchirèrent » Vala et libérèrent les biens de la création permettant le rétablissement du Rita, de l’Ordre Cosmique.
(R.V. 10,67)
(1) les Angiras (les messagers, les voyageurs) sont les compagnons de Brihaspati (le maître de la parole sacrée) l’époux de Vâc. Ce sont des chantres, des bardes, des poètes, des chanteurs. Ils portent « la lumière à la bouche ».
Bibliographie :
L’Énergie de la parole – André Padoux (éd. Fata Morgana)
Lumière sur les Tantras (Tantrâloka) – Abhinavagupta trad. Lilian Silburn (éd. De Boccard)
Féminité de la parole – Charles Malamoud (éd. Albin Michel)
Les dieux magiciens dans le Rig Veda – Patrick Moisson (éd. Archè)
Le Veda – trad. Jean Varenne (éd. Les Deux Océans)